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REVUE DES DEUX MONDES.

« Chez nous, dit notre Arabe, les femmes aiment qu’un homme soit toujours recherché dans ses vêtemens, frappe bien la poudre, ait une main continuellement ouverte, mène hardiment un cheval et sache garder un secret. Voilà qui regarde l’amant ; quant à l’époux, il faut qu’il n’oublie pas un seul jour les devoirs du mariage. Sans cela, sa femme va trouver le cadi, et du plus loin qu’elle l’aperçoit, elle se met à crier : « O monseigneur, lui dit-elle, il n’y a pas de honte quand on obéit à sa religion ; eh bien ! je viens au nom de ma religion accuser mon mari. Ce n’est pas un homme, il ne me regarde pas : pourquoi resterais-je avec lui ? Le cadi lui répond : — O ma fille, de quoi te plains-tu ? Il te nourrit bien, il t’habille bien, tu as tout ce que tu veux. — Non, monseigneur, reprend-elle, je ne suis ni nourrie ni vêtue, s’il n’accomplit pas ce que lui prescrit notre seigneur Mahomet. Je veux divorcer avec lui. — Le cadi alors s’écrie : — Tu as raison ; la religion des femmes, c’est l’amour, » et presque toujours le divorce est prononcé. »

Beaucoup de gens s’en vont disant que les femmes sont malheureuses dans la société musulmane. Je n’ai pas posé cette question au Chambi ; mais, si je lui avais dit : « Crois-tu que vos femmes voudraient vivre sous notre loi ? » il m’aurait répondu : « J’en suis sûr, elles regretteraient l’autorité protectrice du cadi. »

J’étendrais sans fin un sujet dont le principal mérite doit être la brièveté, si je voulais rapporter tout ce que l’habitant du désert me débita encore d’observations, de maximes, de poésies. Parmi l’amas de paroles et de pensées mêlées comme de capricieuses arabesques dans ce long entretien, je remarquai cependant une sentence en vers que je veux à toute force citer, car elle porte l’empreinte de cet orgueil, trait distinctif du caractère arabe, que ne peut méconnaître sans danger quiconque est appelé à traiter avec les populations musulmanes :

Souviens-toi qu’une once d’honneur Vaut mieux qu’un quintal d’or. Ne te laisse prendre pour jouet par personne ; Le pays où souffre ton orgueil, Quitte-le, quand ses murailles seraient bâties avec des rubis.

L’auteur du Cid aurait aimé, je crois, cette poésie. N’est-elle pas empreinte d’une grandeur qui rappelle cette fierté que le sang castillan a tirée sans aucun doute des veines africaines ? Mon Chambi allait devenir pour moi un Abencérage, quand je le congédiai en lui donnant un douro. L’Arabe qui a déjà tiré des leçons de Paris se montra tout entier alors. Il prit la pièce entre ses doigts, et, l’élevant au-dessus de sa tête : « Voici ton père, s’écria-t-il, le mien et celui de tout le monde ! » Je raconte ce que j’ai entendu. Quant au soin de tirer des conclusions, je le laisse à ceux qui aiment à débrouiller l’énigme bizarre de l’esprit humain.

Général DAUMAS.


V. de Mars.