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provisoire local, tandis que le général Urquiza demeure le général en chef de l’armée, c’est-à-dire le maître réel de la situation. Ce qu’il faut remarquer, au surplus, dans ce gouvernement, c’est un louable esprit de modération. Il est clair que le général Urquiza ne veut point se prêter à une réaction trop violente, ni quant aux choses ni quant aux hommes. Il a maintenu avec soin tous les signes fédéraux, il est intervenu pour sauvegarder le frère même de Rosas contre d’odieuses obsessions personnelles dont il était l’objet ; mais parviendra-t-il à contenir tous les élémens aujourd’hui en fermentation ? Déjà la presse commence à se déchaîner ; d’odieux libelles vont fouiller dans la vie privée des citoyens. Il y a deux journaux de ce genre à Buenos-Ayres, l’Avispa et le Père Castañeda. Dans les journaux plus sérieux qui se multiplient, c’est un bien autre danger. Sait-on quel précieux programme publiait récemment un des plus importans de ces journaux, les Debates ? Tout ce que nous connaissons s’y rencontre : suffrage direct et universel, droit de réunion, liberté de la presse sans autre limite que l’inviolabilité de la vie privée, jugement par jury, organisation de la bienfaisance publique pour guérir les plaies du corps- social, impôt sur le capital, réforme des prisons, réforme postale, etc., etc. Il s’y mêle sans doute d’autres bonnes choses ; mais ne remarque-t-on pas l’à-propos d’un impôt sur le capital, là où justement le capital est ce qui manque pour l’exploitation du sol ? C’est à peu près comme si on mettait un droit d’entrée par tête d’immigrant ; ce serait probablement le moyen de travailler au développement de la population. Quant au droit de réunion, nous n’en avons point encore de nouvelles bien authentiques en ce qui concerne la population masculine ; mais il y a à Buenos-Ayres un club de femmes organisé pour pousser les citoyens à s’aller faire inscrire aux registres de la garde nationale, et qui a rendu le décret suivant « Art. 1er. Tout individu non garde national sera considéré comme égoïste et lâche, et ses caresses seront repoussées comme empoisonnées. — Art. 2. Amour sans limites est accordé aux patriotes gardes nationaux. » Ainsi en ordonne l’escadron vésuvien de Buenos-Ayres. Ceci est le côté burlesque ; ce qui est plus sérieux au fond, ce sont les symptômes déjà manifestes de cette ébullition des esprits, c’est cette triste facilité à s’emparer de tout ce que mettent en circulation les révolutions européennes. Le général Urquiza s’est vu déjà obligé de publier une proclamation sévère contre les excès de la presse, et cela suffit peut-être pour que certains esprits voient déjà en lui un nouveau Rosas ; il le sera à coup sûr, non par sa propre volonté, mais par la force des choses, si l’on recommence les mêmes fautes, les mêmes extravagances, qui ont fait sortir une première fois la dictature de Rosas du sein de la plus effrayante anarchie. C’est aux Argentins éclairés à considérer leur situation. Après tout, la tyrannie ne ressemble point à quelqu’une de ces fleurs de l’air qui croissent dans la pampa, ainsi nommées parce qu’elles ont leurs racines à nu, à la pleine lumière du ciel et du soleil ; elle a ses racines dans le sol, dans les mœurs, dans les passions incendiaires qu’on fomente, dans les vices qu’on propage, dans les causes de démoralisation qu’on multiplie, lorsque l’unique préoccupation de ces pays devrait être le travail, — non le travail des théoriciens et des organisateurs brevetés, mais le travail réel, pratique, effectif, qui défriche le sol, crée des industries, ouvre des voies nouvelles à travers les solitudes inhabitées, et fait du développement des intérêts moraux et matériels la garantie de la stabilité