Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1010

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naturellement à l’esprit. — Comment se fait-il que la popularité de M. Alfred de Musset n’ait fait que s’accroître et grandir dans les dernières années, tandis que celle d’autres poètes contemporains a singulièrement diminué ? C’est qu’en réalité, au milieu de tous les élémens nouveaux qui se mêlent et se combinent dans son talent, il est resté d’une manière particulière en lui quelque chose de naturellement français. Il a le nerf, la netteté, l’élégance, toutes ces qualités qui sont le moins sujettes aux variations de la mode et qui ne vieillissent pas pour nous, parce qu’elles sont essentiellement dans la nature de notre pays. Sa muse n’a point trempé sa lèvre à la coupe des mélancolies baveuses et des liqueurs démocratiques. Il est resté poète tout simplement, poète spirituel, fin, attendri, et c’est ce qui fait que ses vers conservent un charme vivant que tant d’autres n’ont pas. Une des choses qui prouvent le mieux la place qu’occupe désormais M. Alfred de Musset dans notre poésie, c’est que lui aussi, hélas ! il a une école ; il a des disciples qui ont pratiqué de leur mieux la poétique qu’il émettait dans un jour de verve railleuse :

Mon premier point sera qu’il faut déraisonner.

La phalange est nombreuse. Après la poésie, c’est le théâtre ; le Caprice a engendré une multitude de chétives inventions qui se sont promenées sur toutes les scènes, bégayant la langue du maître et simulant son esprit ; c’est la couvée de la fantaisie s’érigeant en école poétique. Il n’y a qu’un malheur : c’est que réellement en littérature il n’y a point d’écoles, dans le sens qu’on donne à ce mot ; il n’y a que des générations qui se succèdent. Chacune vient à son heure et fait son œuvre. Nous sommes loin assurément des conditions dans lesquelles est né le talent de M. Alfred de Musset, nous sommes loin même des conditions où nous vivions il y a cinq ans. Entre cette époque et aujourd’hui, une révolution est venue marquer une transformation décisive. Quelle que soit la littérature qui naîtra, elle sera évidemment différente de ce qu’elle a été.

C’est même une question d’ailleurs de savoir quelle influence pourront exercer sur la littérature ces quelques années récentes que nous avons traversées. Il y a là en effet derrière nous, assez loin déjà pour se montrer sous son vrai jour, assez près pour que nous en ayons été les témoins, toute une histoire qui rappelle le moyen-âge ou le XVIe siècle. Que manque-t-il en fait d’incidens tragiques ? Des ministres égorgés, des généraux voyant tomber à leur côté, sous le feu, leurs femmes et leurs enfans, un pape en fuite, des aventuriers traînant leurs bandes de pays en pays, des villes tout entières campant dans les rues après le carnage, sous l’impassible et ironique splendeur des nuits d’été ; n’y a-t-il point dans ce dramatique ensemble des sources puissantes d’inspiration pour l’art littéraire ? En attendant que la poésie s’en empare, ce que peuvent inspirer de mieux ces événemens, ce sont des récits qui les reproduisent avec fidélité. Mme la comtesse de Spaur a raconté un de ces épisodes, sous le titre de Relation du voyage de Pie IX à Gaëte, dans quelques pages saisissantes. Mme de Spaur, femme du ministre de Bavière, a coopéré elle-même à l’évasion presque miraculeuse du pape en 1848. Elle raconte ce qu’elle a vu. Il faut demander à son opuscule moins l’intérêt littéraire que l’intérêt qui s’attache à l’événement même. Quelque chose de l’émotion de cette fuite clandestine se retrouve dans le simple et intéressant récit de Mme de Spaur. La moralité de la révolution