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servi par l’impartialité naturelle de son esprit. Cette impartialité, que bien des gens prenaient pour de l’incertitude, était sa qualité dominante. Il la possédait naturellement à un rare degré, et, comme il arrive souvent aux dons qu’on possède, il y mettait aussi quelque prétention. Il avait le goût, presque la manie de l’impartialité. Tout ce qui sentait le préjugé, le parti pris, l’opinion étroite, répugnait à sa conscience, et lui semblait peu digne d’un homme d’esprit. Fermer les yeux à une vérité, de quelque ordre qu’elle pût être, lui paraissait un acte de mauvaise foi ; écarter une idée fine, de quelque point de vue qu’elle fût aperçue, lui aurait paru un trait de mauvais goût. Cette extrême largeur d’esprit lui donnait souvent les apparences du doute, surtout quand elle semblait se porter sur cet ordre élevé de convictions à qui appartiennent le don d’enflammer les cœurs et le droit de dominer les consciences. M. de Saint-Priest passait pour avoir des convictions flottantes, parce que sa haine peut-être excessive pour l’intolérance lui rendait souvent difficile d’admettre l’autorité exclusive d’une vérité impérieuse et salutaire. Ceux qui suivaient de près le travail de son esprit ne s’alarmaient point de cette difficulté. C’est de nos jours surtout qu’il est vrai que qui cherche trouve. L’esprit curieux de M. de Saint-Priest cherchait sans relâche. Il a fini par trouver, et il restera comme un exemple que, dans un temps où la vérité n’a plus les préjugés d’enfance en sa faveur, l’examen impartial est encore ce qui la sert le mieux.

Ce progrès de ses opinions est surtout sensible dans les écrits nombreux qu’il a consacrés à éclairer divers points de l’histoire du dix-huitième siècle. Tel que nous avons dépeint M. de Saint-Priest, ce siècle de l’esprit et de la conversation par excellence devait avoir pour lui un attrait sans pareil. Il y trouvait, sinon le résumé de ses opinions, au moins l’idéal de ses goûts. Un salon du XVIIIe siècle eût été le théâtre naturel des succès de M. de Saint-Priest. La conduite des grandes affaires combinée avec le culte des lettres et les habitudes du grand monde, le duc de Choiseul signant le pacte de famille le matin, causant le soir avec l’abbé Barthélemy sur quelque point de grammaire ou d’histoire, ou s’asseyant au cercle de Mme du Deffand pour traiter d’une pièce nouvelle, tel avait dû être le rêve brillant, tel devait être le regret habituel de l’imagination de M. de Saint-Priest. Cette société toujours de loisir, molle et pourtant ardente, animée, mais sans esprit de parti, lui aurait fait une place où il aurait mieux aimé vivre que dans notre grand atelier parlementaire et industriel, au milieu de gens toujours pressés, entre une politique âpre, l’activité fébrile des intérêts et la vivacité des animosités personnelles. M. de Saint-Priest regrettait vivement ce parfum des graces que le XVIIIe siècle en fuyant avait laissé partout sur sa trace. Aussi conçoit-on que de bonne heure