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heure, combien de fois ne les relut-elle pas ! — Eleanor, avertie qu’un gentleman étranger demandait à lui parler, descendait, plus calme qu’elle ne l’aurait cru, dans la breakfast room, où il l’attendait.

Quand elle entra, il lui tournait le dos, accoudé à la cheminée et la tête appuyée sur sa main. Absorbé dans une émotion puissante, il n’entendit ni la porte s’ouvrir, ni le pas léger qui pressait à peine les épais tapis. Eleanor put le contempler à son aise, et reconnaître de lui cette main fine, allongée, aristocratique, qui avait si souvent passé, caressante, sur son front d’enfant, — cette main qui, le jour des adieux, s’était posée sur son cœur, dure et froide comme un cachet d’acier. Elle le reconnut mieux encore à une sorte de sanglot contenu qui révélait son angoisse, celle du coupable prêt à paraître devant son juge.

— Est-ce vous ?… est-ce bien vous ? s’écria-t-elle aussitôt.

Il se retourna soudain. Elle revit alors sa figure, belle encore, malgré les ravages du malheur et du temps ; elle revit ce regard vivant, ce regard long-temps perdu, jadis la lumière de son cœur. Pourtant il ne la prit pas dans ses bras ; — aucun signe de joie ne fut échangé, pas même un serrement de mains. Frémissante comme un oiseau qu’on vient de saisir, Eleanor restait debout, immobile, à deux pas de David Stuart, dont les lèvres souriaient, mais souriaient seules. Il fut le premier à se remettre, s’avança, prit la main de sa pupille, et la baisa au front comme autrefois.

— Je savais que vous m’aviez pardonné, lui dit-il ensuite ; je l’avais deviné. Je comptais sur votre noble cœur, et je n’ai pas espéré vainement. L’heure est venue ; me voici : mes vœux sont exaucés.

Eleanor, à ces mots, par un de ces mouvemens instinctifs sur lesquels la volonté n’a aucun empire, se laissant aller dans ces bras qui l’attiraient, se serra, pleurant, contre David ; et, tandis qu’elle pleurait, la lueur inespérée qui venait de rayonner à ses yeux disparut sous le flot de ses amers souvenirs.

— Ah ! murmura-t-elle à l’oreille de son ami, si vous aviez vu les deux beaux enfans que j’avais !… Je les ai perdus tous deux… tous deux ont péri le même jour !

Ses yeux rencontrèrent à ce moment ceux de David, qui exprimaient une immense pitié. Elle crut voir son ange gardien, venu pour alléger le fardeau de son désespoir. Vainement avait-il encouru le mépris des hommes, vainement les hontes de l’exil, vainement la disgrace qui s’attache au malheur bien mérité ; ce cœur de femme avait gardé son image adorée comme une idole digne de tout respect, et ce cœur, tandis qu’elle pleurait ainsi, semblait sortir d’un froid cercueil pour ressusciter à toutes les joies d’une existence complète. Pas un mot qui vînt l’effaroucher, pas une caresse qu’elle pût craindre, rien de terrestre qui vînt détruire le charme éthéré. Cette tendre et chaste étreinte était