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de Bridget Owen semblait d’ailleurs dressé par sa mère à repousser l’intérêt qu’Eleanor lui aurait si volontiers témoigné. Vif, alerte, assuré, jamais il n’avait pour elle un sourire, jamais une réponse. Bref, sa mère et lui décourageaient la pitié de leur excellente maîtresse, pitié ressentie comme un outrage.

Or, à mesure que l’enfant grandissait, à mesure que ses traits prenaient plus de caractère, et ses yeux noirs une expression plus marquée, une ressemblance fatale accusait plus nettement son origine équivoque. Il eût fallu sur les yeux d’Eleanor un bandeau bien épais pour qu’elle ne retrouvât pas quelque chose de la physionomie de ses propres enfans dans celle du fils de Bridget. La première fois où elle constata cette étrange similitude, un froid mortel l’atteignit au cœur, et il lui sembla qu’une insulte nouvelle venait de la frapper. Elle la subit sans une plainte, et ne voulut ni rien croire ni songer à rien qui pût ébranler en elle l’idée du devoir.

Plus tard, un changement notable était survenu dans les manières de la jeune concierge galloise. Les regards qu’elle jetait à Eleanor quand celle-ci venait à passer devant la lodge n’étaient plus, à beaucoup près, aussi hostiles, aussi abattus. Il s’y peignait une sorte d’insolence gaie, de méprisante compassion. Oisive tout le long du jour et fière de ses beaux cheveux noirs qu’elle nouait sous un mouchoir aux couleurs éclatantes, on la voyait suivre d’un œil distrait les travaux du jardinier qui, par ordre de sir Stephen, soignait les plates-bandes d’un parterre dessiné autour de l’élégant pavillon où elle était établie. Une vieille femme du village voisin venait chaque jour la suppléer dans tous les détails intérieurs du ménage. C’était ou cette vieille femme ou le jardinier qui ouvraient, devant Eleanor, la grille de l’avenue, — soin servile auquel ni Bridget ni son fils ne voulaient plus bien évidemment s’abaisser. Et cependant Eleanor, luttant contre ses propres convictions, écartait encore tout soupçon injurieux pour elle et pour son mari.

Un jour enfin, Eleanor, arrivée de Londres la veille au soir, surprit Bridget assise sous le porche de son joli cottage et tenant dans ses bras un enfant nouveau-né. Ce pouvait être celui de quelque femme du village, confié par sa mère malade aux soins de Bridget. Cependant Eleanor, à mesure qu’elle approchait de la lodge, sentait son cœur se serrer de plus en plus. Bridget s’était levée et la regardait venir.

— A qui cet enfant ? lui demanda lady Penrhyn.

Un instant de silence suivit cette embarrassante question ; mais la réponse, pour s’être fait attendre, n’en fut pas moins audacieuse.

— Il est à moi, répliqua froidement Bridget Owen, la prétendue femme du transporté.

Et son regard assuré ajoutait clairement : — Demandez-moi maintenant, si vous l’osez : Qui est son père ?