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songé plus tôt ; mais il avait cru que, moyennant la restitution des dix mille livres léguées par sir John Raymond à Godfrey Marsden, lady Raymond se trouvait au-dessus du besoin… Au surplus, il ne voulait plus entendre parler de ces tracasseries. À tort ou à raison, lady Macfarren trouvait de la hauteur chez Eleanor ; il fallait se corriger de cette hauteur. La paix de la famille exigeait impérieusement ces concessions des plus jeunes aux plus âgés, cette déférence aux opinions, aux préjugés d’un chacun. Quant à lui, jamais il n’encouragerait ce qui pouvait perpétuer des discordes intérieures, et il pensait qu’à cet égard Godfrey Marsden ne dirait pas autre chose à sa soeur. — Puis, avec un jurement à moitié contenu, et jetant assez rudement la porte derrière lui, sir Stephen quitta la chambre.

Eleanor se leva et alla ouvrir la croisée. Un frisson intérieur lui faisait sentir le besoin de respirer l’air du dehors. La matinée était calme et tiède ; une forte odeur s’exhalait des bois de sapins et flottait dans l’atmosphère au-dessus du lac bleuâtre, au-dessus des rouges collines. Par-delà ces limites de l’horizon, par-delà celles du monde, le regard d’Eleanor, ardent et vague, semblait chercher les régions où la liberté se cache ; puis, tandis que ses yeux restaient attachés sur les tableaux présens, son ame s’élança dans le passé. Ce pays qu’elle voyait, c’était le pays de David Stuart, cette terre qu’il préférait à toutes les autres. Elle reconnaissait ces paysages qu’il avait si souvent esquissés pour elle, et qu’il lui avait rendus familiers. Elle en avait eu soif, de ce beau pays qu’il aimait tant, qu’il décrivait avec tant de feu… Mais n’eût-il pas mieux valu ne le voir jamais que de le voir sans lui, de le voir à de pareilles conditions ? N’eût-il pas mieux valu expirer sur son cœur, le jour où ce cœur battait si fort contre celui de sa pupille bien-aimée, que de se retrouver la femme d’un autre… la femme de sir Stephen ?


III

La vie s’offrait désormais à Eleanor sous un nouvel aspect, vie splendide au dehors, pleine au dedans d’aspérités et de misères cachées. Haïe sans l’avoir mérité, poursuivie, au sein d’un luxe qu’elle devait à autrui, par la conscience de sa pauvreté que tout lui rappelait et qui lui avait été reprochée, — entourée de nombreux serviteurs et plus dépendante qu’aucun d’eux, — elle fut contrainte, pour ne pas succomber à ses ennuis, de se replier en elle-même, de s’absorber dans les soins qu’exigeaient et la faible santé de lady Raymond et l’éducation des deux enfans jumeaux qu’elle donna, dès la première année de leur mariage, au maître orgueilleux, impatient, irascible, dont elle avait accepté le joug.

Ces deux enfans, nés à la même heure, grandirent dans des conditions