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pâleur précoces n’ont rien qui surprenne, et nul ne s’aviserait d’y chercher la trace d’un remords. Au fait, pourquoi cet homme l’éprouverait-il ? Arrivé à la considération et à la fortune, après avoir long-temps désespéré de recouvrer son honneur perdu et les domaines de sa famille passés en des mains étrangères, il jouit pleinement du lot inespéré que le sort lui a fait échoir en lui donnant une femme excellente, des enfans charmars, — leurs portraits en miniature, par Thornburn, furent une des merveilles de la dernière exhibition, — et une existence de tout point enviable, celle d’un riche propriétaire anglais.

Cependant, à bien prendre les choses, ces deux êtres d’élite, lady Margaret Stuart et son époux bien-aimé, auraient à se demander compte d’une sorte d’homicide, plus commun qu’on ne pense. Ils ont tué, — bel et bien tué, — à leur insu, cela va sans dire, — une de ces créatures de Dieu, qu’il met ici-bas pour donner l’idée la plus complète, la conception la plus exacte de ce que doivent être les anges du ciel. Peut-être est-il fort contraire aux lois du récit de révéler par avance le dénoûment qu’il faut faire espérer, et de renoncer ainsi au bénéfice de ces péripéties que nos romanciers modernes savent ménager et varier avec tant de talent ; mais peu importe qu’on sache d’ores et déjà quelle mort et quel mariage se trouvent au bout de ce récit. Les ames auxquelles on le destine ne lui en trouveront pas un moindre intérêt pour si peu. On espère du moins que chez les plus blasés en matière d’intrigues et d’imbroglios, il est resté un inépuisable fonds de sympathie pour les douleurs cachées, les crises de la vie intérieure, les drames qui se nouent et se dénouent à petit bruit, dans le secret du foyer domestique, devant le muet auditoire des portraits de famille ; et dont quelque vieux serviteur a peut-être seul entrevu l’exposition, le noeud, la scène finale, — témoin craintif, discret, inintelligent d’ailleurs, qui n’a compris qu’à moitié, qui ne dira rien, qui pourrait à peine ajouter un mot de vérité aux mensonges d’une fastueuse épitaphe. Il s’en gardera bien ; d’ailleurs son courage n’ira qu’à renouveler de temps en temps les bouquets fanés, les couronnes flétries ; son imagination ne se haussera certainement pas jusqu’à leur comparer la pauvre morte qui dort sous la pierre, et à laquelle il rend ce lointain, ce discret hommage.

Eleanor Raymond, — c’est d’elle qu’il va être surtout question, — était la fille du général sir John Raymond, qui a long-temps commandé dans l’Inde, où il mourut, loin de sa femme et de son unique enfant. Il laissait à celle-ci une fortune considérable, et sur cette fortune il avait noblement prélevé 10,000 livres sterling (250,000 francs) pour doter un fils que lady Raymond avait eu d’un premier mariage. Ce fils, Godfrey Marsden, était déjà lieutenant de vaisseau, lorsque cette libéralité inespérée lui permit d’épouser une sienne cousine, insignifiante