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C’était un Chambi. Il appartenait à cette race d’audacieux trafiquans qui bravent la morsure des serpens, les tempêtes de sable et la lance des Touareghs, ces brigands voilés du désert, pour aller jusqu’aux états du Soudan chercher les dents d’éléphant, la poudre d’or et les essences parfumées. J’avais déjà rencontré dans le cours de ma vie africaine cet éternel et placide voyageur qui vous répond avec la mélancolie sereine du fatalisme, quand on l’interroge sur ses errantes destinées : « Je vais où me mène Dieu. » Cette fois, le Chambi était venu amener au Jardin des Plantes, par l’ordre du général Pélissier, deux de ces célèbres maharis que les guerriers montent dans le Sahara, et qui atteignent, dit-on, une vitesse à faire honte aux plus généreux coursiers.

Quand le prophète aurait voulu donner un irrécusable témoin à mes paroles sur l’indélébile poésie de son peuple, il n’aurait point pu m’envoyer hôte plus opportun que le Chambi. Celui qui allait servir de preuve vivante à mes argumens n’était pas, en effet, un de ces tolbas qui, puisent, dans la docte retraite des Zaouyas, des inspirations inconnues du vulgaire aux sources mystérieuses des livres sacrés ; ce n’était pas non plus un de ces guerriers suivis de cavaliers, précédés de drapeaux, entourés de musiciens, qui peuvent tirer d’une existence d’éclat et de bruit tout un ordre exceptionnel d’émotions. Non, c’était un homme de la plus basse condition, ce que serait ici un colporteur de nos campagnes. Eh bien ! dis-je à mon interlocuteur, je parierais que si j’interrogeais au hasard cet obscur habitant du désert, je tirerais à l’instant de sa cervelle des chants qu’envieraient peut-être les meilleurs de nos poètes. Le défi fut accepté. L’interrogatoire commença. On va juger ce qui en sortit.

Ce fut d’abord un chant religieux. Il faut répéter chez les Arabes ce que disaient les poètes antiques : « Commençons par les dieux. » Là, cette source et cette fin de notre vie, c’est-à-dire la région divine, n’est jamais oubliée. Ce Dieu dont il semble que la vie du grand air rende le contact plus fréquent, la présence plus sensible et le pouvoir plus immédiat, est toujours invoqué par les chantres nomades. Le Chambi n’interrogea pas long-temps ses souvenirs. Après avoir fredonné, pour se mettre en haleine, un de ces airs monotones comme l’horizon du désert, dont les Arabes charment leur voyage sur le dos des chameaux, voici ce qu’il nous récita :

Invoquez celui que Dieu a comblé de ses graces,
     Ô vous tous qui nous écoutez !
Croyez en ses dix compagnons,
Les premiers qui aient composé son cortége.
Si vous n’avez point foi dans leur parole,
Interrogez les montagnes ;
Elles vous révèleront la vérité.
Savez-vous qui vous parlera aussi de Dieu ?
C’est le chelil[1] du cheval Bourack.
Ce chelil qui est semé de boutons d’or
Et auquel pendent des franges resplendissantes,
Ce chelil aime les hommes qui jeûnent

  1. Couverture de soie que l’on étend sur la croupe des chevaux aux jours de fête.