Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/755

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi le moindre incident, un mot réel et vrai, un vers d’un poète, un doute d’un théologien, un cri affectueux et humain vont-ils produire des ravages inattendus ; l’incertitude, le désespoir, le scepticisme et la frénésie vont être le lot des hommes qui, arrachés à leurs habitudes somnolentes, n’y peuvent plus rentrer.

Tout devient péril dans des époques semblables, même la bonté et la charité ; tout devient coupable, même l’accomplissement du devoir, parce que tout semble conspirer contre l’ordre de choses établi, une fois que l’esprit n’est plus là pour juger et discerner, et que toutes les actions sont appréciées selon la lettre étroite et stricte. S’il est vrai, comme l’a dit Montesquieu, qu’il n’y a pas d’état plus tyrannique que celui où les lois sont rigoureusement exécutées, il n’y en a pas sous lequel il soit plus dur de vivre que celui où des formules sans ame et sans pensée, où une opinion publique qui prend sa source dans l’habitude, contrôlent, approuvent ou condamnent les actes de la vie individuelle. Alors le caractère chrétien des sociétés modernes s’efface. La loi mosaïque reparaît avec sa dureté et son injuste équité ; elle remplace la loi de grace et d’amour qui n’a de vie réelle que par l’esprit. La société devient pharisaïque ; elle applique, sans s’en douter, à chaque instant la peine du talion. Cette oppression morale, qu’elle exerce sans en avoir conscience, comprimant indistinctement tout ce que l’habitude ne lui a pas enseigné, produit des maux innombrables, aigrit les affections qui se seraient épanchées avec une pleine douceur, brûle dans leur fleur tous les sentimens, éveille toutes les vivacités et toutes les susceptibilités du cœur, fait éclore le sentiment de l’injustice, donne à toutes les pensées d’humanité un levain révolutionnaire, et enfièvre tous les élans de générosité et de sympathie. Enfin, la société elle-même perd le discernement par l’habitude où elle est de confondre la vérité avec le costume qu’elle a pris à telle époque, dans tel pays ; elle ne sait plus reconnaître les vieilles vérités, lorsqu’elles se présentent sous un costume nouveau, et arrive ainsi à méconnaître elle-même tout ce qu’elle se glorifie de croire.

Il est facile de comprendre comment un tel état de choses dissout promptement la société et la famille. Les hommes qui ne sont plus unis entre eux que par des liens d’intérêt ou d’habitude s’évitent et s’isolent de plus en plus. Lorsque deux d’entre eux ont reconnu que leur nature n’est pas absolument semblable, ils se regardent avec défiance et s’enfuient. Par cette frayeur mutuelle qu’ils s’inspirent, est perdu le plus grand bienfait de la société, c’est-à-dire l’expérience ; ils ne se pénètrent plus, ne s’étudient plus, ne s’enseignent plus mutuellement, n’apprennent plus à corriger leurs pensées et leurs opinions par les pensées et les opinions d’autrui, et à adoucir l’âpreté de leur caractère par la, fréquentation de leurs semblables. Alors, dans leur isolement