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liberté d’en faire de mauvais. Que répondait alors M. Royer-Collard à ces disciples méconnus de Rousseau ? « Dans la pensée intime de nos adversaires, il y a eu de l’imprévoyance, au grand jour de la création, à laisser l’homme s’échapper libre et intelligent au milieu de l’univers : de là sont sortis le mal et l’erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l’humanité sagement mutilée le service de l’élever à l’heureuse innocence des brutes. »

L’innocence des brutes ! voilà, en effet, l’avenir que Rousseau semble souhaiter à l’homme. « Il ne faut point, dit-il, nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire état où nous puissions tomber, car il vaudrait encore mieux ressembler à une brebis qu’à un mauvais ange. »

S’il ne doit point y avoir de livres dans la république de Rousseau, parce que les livres font ordinairement plus de mal que de bien, il ne faut pas non plus que les sujets de Rousseau aillent chercher ailleurs les livres et l’instruction qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Aussi Rousseau défend à ses sujets de voyager. « Si j’étais chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer et le premier citoyen qui tenterait d’en sortir. On me demandera peut-être quel mal peut faire à l’état un citoyen qui en sort pour n’y plus rentrer ? Il fait du mal aux autres par le mauvais exemple qu’il donne ; il en fait à lui-même par les vices qu’il va chercher. De toute manière, c’est à la loi de le prévenir, et il vaut encore mieux qu’il soit pendu que méchant. » Assurément, il vaut mieux être pendu que méchant, puisqu’il y a un autre monde. Je propose cependant un amendement à la loi de Rousseau : c’est que cette loi sera faite et appliquée par un Dieu, afin que je sois sûr de n’être pendu que si je suis vraiment méchant.

Est-ce tout ? Est-ce assez de gênes et de contraintes, assez de privations et d’entraves ? Non. Cette société qui ne lira pas, qui n’étudiera pas, qui ne voyagera pas, que fera-t-elle ? — Eh bien ! elle travaillera le grand mal ! — J’entends ; mais à quoi travaillera-t-elle ? Aux métiers qui ont besoin des sciences ou des arts ? Assurément non. Que fera-t-elle donc ? Elle travaillera de ses mains, sans se faire aider par aucun outil trop ingénieux, ou qui suppose trop de réflexion dans l’inventeur ou dans l’ouvrier. On aura soin surtout en travaillant de ne pas le faire pour devenir riche ou pour se distinguer, car s’il y a des riches dans la société de Rousseau, ou des hommes qui veuillent se faire un nom, tout est perdu. Point de loisirs qui se puissent donner à la réflexion ou à l’étude, point de supériorité qui fasse qu’un homme vaille mieux qu’un autre et s’en applaudisse. « Dans un état bien constitué, tous les