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quelques prétendus gens de goût, avait consenti d’établir une imprimerie à Constantinople ; mais à peine la presse fut-elle en train, qu’on fut contraint de la détruire et d’en jeter les instrumens dans un puits. On dit que le calife Omar, consulté sur ce qu’il fallait faire de la bibliothèque d’Alexandrie, répondit en ces termes : « Si les livres de cette bibliothèque contiennent des choses opposées à l’Alcoran, ils sont mauvais, et il faut les brûler ; s’ils ne contiennent que la doctrine de l’Alcoran, brûlez-les encore ; ils sont superflus. » Nos savans ont cité ce raisonnement comme le comble de l’absurdité. Cependant supposez Grégoire-le-Grand à la place d’Omar, et l’Évangile à la place de l’Alcoran ; la bibliothèque aurait été brûlée, et ce serait peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre pontife. » Quel bizarre mélange de sagacité et de paradoxe ! De sagacité politique, quand il prévoit que la liberté de la presse va devenir bientôt le souci des hommes d’état : de paradoxe grossier, quand il a l’air de croire ou de dire que le seul moyen d’affranchir les états des soucis que peut leur causer la liberté de la presse est de supprimer l’imprimerie et de brûler les livres. L’Émile a été brûlé ; cela a-t-il empêché les doctrines de Jean-Jacques Rousseau de se répandre ? Eh ! dira Jean-Jacques, le mal n’est pas d’avoir brûlé l’Émile ; le mal est de n’avoir brûlé que l’Émile. Un seul livre suffit : l’Orient aura l’Alcoran, et l’Occident l’Évangile. C’est assez ! — Vous vous trompez, Jean-Jacques ! c’est trop, car il suffit d’un livre et de douze hommes qui le lisent et le commentent ensemble pour convertir de proche en proche le monde entier. Ce ne sont pas les livres qu’il faut supprimer, c’est l’esprit humain qu’il faut détruire, l’esprit qui réfléchit et qui raisonne, la bouche qui parle et l’oreille qui écoute. Nous touchons déjà presqu’à la grande maxime du discours sur l’inégalité des conditions : l’homme qui pense est un animal dépravé. Cette maxime perce partout dans le premier discours de Jean-Jacques. Prenez en effet la prosopopée de Fabricius et dépouillez-la de la pompe déclamatoire du langage. Quel est le fond de toute cette rhétorique ? L’instruction est un fléau, l’intelligence est un danger, l’ignorance est la sauvegarde de la vertu. Fabricius met sur le compte de l’esprit humain tous les péchés de la civilisation romaine. Il a grand tort. L’esprit ne pèche pas seul en ce monde ; le corps pèche aussi, et les péchés mortels se partagent fort également entre les deux portions de notre être. Être ignorant est le moyen assurément de ne pas aimer les arts ; mais ce n’est pas le moyen de ne pas être gourmand ou libertin. Le corps a sa corruption qui ne vaut pas mieux que celle de l’esprit ; elle est plus grossière, elle n’est pas moins dangereuse. O Fabricius, vous voulez chasser les philosophes et les rhéteurs grecs ; mais vous n’aurez rien fait, si vous ne chassez pas du même coup les cuisiniers de Sicile et les danseuses de l’Ionie ! Que dis-je les chasser de Rome ? Ce