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licenciées après chaque campagne, reçurent une organisation permanente ; le chiffre des marins fut porté à soixante mille, celui des soldats à quatre cent mille, et l’Europe, éblouie de tant de puissance, disait, en parlant de Louis XIV : le roi, comme dans l’antiquité, en parlant de Rome., on disait : la ville.

Ce ne fut pas seulement dans l’organisation nationale de l’armée, où il établit l’égalité du mérite, que Louis XIV se montra supérieur aux idées ou plutôt aux préjugés de son temps ; ce fut aussi dans la protection constante qu’il accorda aux lettres et à l’industrie. Tandis que la noblesse regardait le négoce comme une occupation dégradante, il anoblissait ceux qui se signalaient dans le commerce et l’industrie, et il tançait sévèrement dans de sages ordonnances la sottise et la vanité, ces deux compagnes inséparables qui survivent à toutes les transformations sociales, et qui poussaient une foule de bourgeois, dignes collatéraux de M. Jourdain, à quitter les affaires pour aller dans quelque château délabré singer les gentilshommes et « peupler les campagnes de gens inutiles à l’état. » Dans ses rapports avec les écrivains, il ne se montrait pas moins libéral. Tandis que la noblesse, à l’occasion de la querelle des marquis, s’ameutait contre Molière, le roi lui donnait ses petites entrées, le faisait asseoir à sa table, et disait aux courtisans : « Vous me voyez occupé de faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent point d’assez bonne compagnie pour eux. » Une autre fois, pour répondre aux calomniateurs du poète qui l’accusaient d’avoir épousé sa propre fille, il tenait sur les fonts de baptême son premier enfant. Ses rapports avec Racine étaient, on peut le dire, tout-à-fait bourgeois. Le roi le recevait le soir, en tête-à-tête, au coin du feu, et la disgrace de l’auteur d’Athalie, disgrace sur laquelle du reste on n’est point encore nettement fixé, nous semble avoir été singulièrement surfaite par la plupart des historiens. Que le roi ait manifesté son mécontentement de voir Racine empiéter en quelque sorte sur les attributions des ministres, en s’occupant, dans un mémoire remis secrètement à Mme de Maintenon, des causes de la misère du peuple et des moyens d’y porter remède, ou que quelques propos malins contre le mérite littéraire de Scarron aient offensé sa veuve, devenue la favorite du roi, ce sont là des affirmations contradictoires entre lesquelles il est difficile de décider ; mais toujours est-il que le mécontentement du roi ne se traduisit jamais en actes hostiles, et que le poète garda tout ce qu’il avait obtenu aux jours de sa faveur. Malade et attristé depuis long-temps, Racine s’exagéra évidemment sa disgrace, non pas, comme on l’a dit, par amour-propre de courtisan, mais parce qu’il craignait, en honnête homme, d’avoir offensé son bienfaiteur et perdu un appui pour sa nombreuse famille ; mais, s’il fut trop sensible, ce n’est point une raison pour dire que Louis XIV fut cruel à son égard. Loin de là, le roi eut toujours pour Racine des paroles bienveillantes, et peu de jours après qu’il fut mort, il en parlait de manière, dit Boileau, « à donner aux courtisans envie de mourir. » Ce sont là des faits qu’il importe de rectifier, parce qu’ils ont été souvent méconnus. On a tant de fois insisté sur le blâme en faussant la vérité, qu’il est bon, quand l’occasion s’en présente, de s’arrêter un peu à la justification en rétablissant les faits. Nous ne croyons pas fausser l’histoire en disant que, de tous les hommes de son époque, Louis XIV fut peut-être, dans son royal orgueil, celui qui se montra le plus sincèrement libéral, et que, le premier entre tous les rois de sa race qui gouvernèrent la France, il créa au-dessus