Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/493

Cette page a été validée par deux contributeurs.
487
LE DERNIER RENDEZ-VOUS.

Nous sommes la paresse et la rêverie des nuits d’été. — Nous sommes le travail des nuits d’hiver autour de l’âtre mort. — Nous sommes les plus beaux feuillets de votre vie. — Vous souvenez-vous ?T’en souviens-tu ? À ce rappel du passé se mêlaient le rire expansif, l’exclamation joyeuse, le malicieux propos à la pointe émoussée, et quelquefois aussi la note attendrie, certains mots dits de certaine façon, avec tel geste ou tel accent, qu’on hésite à dire, qu’on hésite à taire et qu’on dit cependant, de ces mots que les roués du paradoxe, chez qui l’esprit s’est changé en venin, ne peuvent pas entendre sans une larme discrète pleurée derrière une main qui fait semblant de gratter le front, — honnête petite larme qui lave tant de choses, mais qu’on n’ose pas laisser voir ! — Ah ! disait-on à chaque nouvelle apparition du passé, c’était le bon temps celui-là ! On n’avait rien, mais on partageait tout ! Tous nos plaisirs d’aujourd’hui ne feraient pas la monnaie d’une de nos joies d’autrefois ! Toutes nos peines de ce temps-là n’égaleraient pas un des soucis d’aujourd’hui ! — Je recommencerais bien notre ancienne vie, disait l’un. — Pour un jour, reprenait l’autre. — Non, ce n’est pas assez ; pour un mois. — Oh ! ce serait trop long ! répondait tout le monde. Puis tout à coup la causerie devenait triste. À ce banquet improvisé, toutes les places n’étaient point occupées, et ceux-là dont les noms nous vinrent sur les lèvres étaient partis pour l’absence éternelle. Alors, comme les soldats à la fin d’une bataille, on se mit à compter ses morts. Celui-ci avait été tué dans la pleine sève de ses vingt ans. Il avait brusquement quitté la vie, comme on s’en va d’un endroit où l’on est mal, sans plaintes pourtant, mais aussi sans regrets. Celui-là s’était réveillé un matin sur le lit des pauvres, entre les prières d’un ange de charité qu’il appelait « ma sœur » et un prêtre à cheveux blancs qui le nommait « mon fils, » en lui mettant Dieu sur les lèvres. Le troisième avait été frappé tout ruisselant des sueurs du travail et penché encore sur son œuvre inachevée. Comme on lui fermait les yeux, la Providence, que l’ingratitude des hommes a rendue insoucieuse et lente, accourait lui apporter ce qu’il avait si long-temps demandé, le pain du jour. — Vous venez bien tard, avait dit le moribond, et, désignant ses amis assemblés à son chevet, il ajouta : — Partagez ma part à ceux qui restent.

— Pauvre ami ! interrompit la jeune femme, vous aussi, vous avez bien souffert.

— Mes amis et moi nous fûmes durement éprouvés, il est vrai, mais nous avons traversé ce temps d’épreuve sans qu’une voix parmi nous s’élevât pour accuser la destinée : nous savions que le désespoir est un mal contagieux, et dans les plus pénibles traverses, si quelqu’un se laissait abattre, il cachait sa faiblesse pour qu’elle ne gagnât point les autres. La mort même, en frappant nos plus chers, n’avait pu arra-