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des autres. — Je prends par ici, et moi par là, avait-on dit le jour où l’égoïsme nous avait appris sa brève devise : Chacun de son côté. Pendant sept ou huit ans, nous avions donc vécu isolés les uns des autres. On se rencontrait bien quelquefois ; mais dans ces rencontres rapides on n’échangeait guère qu’un serrement de main, quelques paroles à peine, encore moins à propos de soi qu’à propos des autres, et dans le métier que nous faisions tous alors, quand deux amis parlent d’un troisième, c’est bien souvent le duo de la médisance et de l’envie. Au reste, pas un mot du passé. On s’occupe bien d’hier, quand demain est à la porte avec le surlendemain sur les épaules ! On se quittait sur un bref adieu. — Bonjour, porte-toi bien, je suis pressé. — Et moi donc ! — Et les talons tournés, on n’était déjà plus que deux indifférens, ne pensant plus l’un à l’autre. Le dimanche en question, à la suite d’une solennité artistique qui nous avait tous réunis, nous vînmes dans cette campagne passer le reste de la journée, et, comme je vous le disais, c’est ici même, à cette table où nous voilà, que nous avons si bien dîné, tous unis et de bonne humeur comme au temps où nous dînions si mal.

Rien ne pousse à la franchise comme ces petits vins francs nés sur les coteaux modestes, ajouta le jeune homme en montrant son verre, resté à demi plein devant lui. La causerie devint bientôt entre nous plus animée, plus familière et plus franche ; aussi peu à peu tous les convives se trouvèrent-ils à un niveau de quiétude égale ; tous les visages respiraient la même cordialité indulgente, tous les esprits se trouvaient également disposés à l’oubli des petits incidens qui avaient pu refroidir notre amitié, et tous les cœurs, à l’unisson, murmuraient intérieurement le vieux refrain : Bonheur de se revoir ! Ce fut alors qu’on vint à parler du passé, de ce passé dont nous étions déjà séparés par sept ou huit calendriers jaunis. Au premier appel, les souvenirs s’éveillèrent en foule. T’en souviens-tu ? c’était le mot qui commençait toutes les phrases, la parole enchantée qui volait de bouche en bouche, faisant les fronts, tour à tour sourians ou pensifs. Au milieu de l’enthousiasme ému qui nous avait gagnés, passaient et repassaient tous nos jours d’autrefois. — C’est moi, disait celui-ci, qui suis le gai dimanche des belles saisons, vert en avril, jaune en septembre. — C’est moi, disait l’autre, qui vous entraînais aux guinguettes, où se cambrent les tailles fines, où frétillent les pieds furtifs : vous souvient-il, ô Richelieu du petit bonnet, ô don Juan des robes d’indienne ? — Et puis c’étaient nos jours d’épreuve, de patience et de courage, qui nous répétaient à celui-ci comme à celui-là : — Nous sommes le malheur sans haine et l’obscurité sans envie. — Nous sommes le pain gagné durement, la pauvreté gaie, insoucieuse et libre, le gros sou des petites bourses, dont votre industrie savait faire un lingot. —