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ensevelit en même temps sous ses ruines la barge et le marcheur de nuit.

Les deux cris qui partirent du moulin flottant furent si perçans que la foule les entendit de loin et accourut vers le pont ; mais l’espace, ouvert un instant auparavant, était déjà envahi par une avalanche de glaces qui assaillait le moulin avec de rauques rugissemens.

Par un élan instinctif de conservation, les deux femmes s’étaient précipitées à l’intérieur. Entine, folle d’épouvante, monta jusqu’au cabinet où elle avait passé la nuit, et y tomba sans forces. Pendant ce temps, les fragmens de la banquise, grossis de tout ce qu’avait apporté la débâcle, s’étaient amassés contre le moulin, et se heurtaient avec fureur aux câbles de fer qui le retenaient lié au fond du fleuve. À chaque assaut, on entendait le grincement des chaînes froissées, on voyait passer les glaçons emportant quelques débris. Enfin, un déchirement terrible se fit entendre, l’édifice fut soulevé un instant, puis il s’affaissa en se penchant et flotta emporté par les eaux.

Une clameur d’épouvante s’était élevée dans la foule qui encombrait le pont. Le moulin s’avança par secousses, dominant de sa masse sombre les flots pétrifiés. Par instans, les grandes roues, mues par le choc d’un glaçon, tournaient avec rapidité, puis s’arrêtaient subitement au choc d’un autre glaçon. La tour noire et vacillante arriva ainsi jusqu’à l’une des arches, s’inclina pour s’engloutir, puis s’arrêta un instant. Cette pause suprême sembla réveiller Entine ; elle comprit le péril, et l’excès de l’épouvante lui rendit les forces que l’épouvante lui avait ôtées. Elle courut à la fenêtre les bras étendus, en appelant du secours. À sa vue, les spectateurs se précipitèrent vers le parapet ; toutes les têtes se penchèrent, tous les bras s’étendirent. Vaines tentatives ! la fenêtré était trop loin. Un murmure de pitié et d’horreur courut de proche en proche. Les glaces continuaient à s’entasser contre le moulin, et la masse sombre s’affaissait de plus en plus. Cramponnée à la fenêtre, la jeune fille avait perdu tout autre sentiment que le désir de vivre : elle appelait à son aide avec des sanglots et en joignant les mains ; mais le moulin descendait toujours : déjà sa toiture atteignait le niveau des voûtes, lorsqu’un homme parut debout sur le parapet. C’était André qui, à peine à Nantes, où il était venu annoncer la débâcle, avait songé au péril que pouvait courir la jeune fille dans le moulin de sa tante, et qui arrivait au moment même où il allait s’engloutir. Il comprit tout du premier coup d’œil. En deux élans, il fut au-dessus de l’arche devant laquelle flottait le moulin ; il se laissa glisser le long de l’arête du contrefort, atteignit un de ces grands anneaux de fer scellés dans la pierre, et, s’y retenant d’un bras, arriva jusqu’à la fenêtre. Comme il étendait la main, le noir édifice oscilla sur les eaux ; il profita de ce mouvement pour saisir la jeune fille, qu’il enleva.