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sombres, désertes et silencieuses. À leur extrémité, on apercevait la masure isolée de l’Ancre d’argent, que n’éclairait aucune lumière, et qui semblait une tache plus noire dans la nuit. L’œil de la meunière venait de s’y arrêter, quand elle vit une ombre s’en détacher lentement, descendre la pente qui conduisait au fleuve et s’avancer vers la digue de glaces dans laquelle le moulin et le futreau de Méru se trouvaient enfermés. Elle distingua bientôt un homme maigre et de haute taille qui portait un anspect appuyé sur l’épaule[1]. Arrivé au barrage formé par la débâcle, il s’y engagea aussi résolûment que sur le pont d’une barque, et ne tarda pas à en atteindre le milieu. La meunière effrayée le montra à sa nièce.

— Regarde, regarde, Entine, s’écria-t-elle ; d’où vient ce malheureux, et que cherche-t-il là ? A-t-il donc perdu la raison, ou est-il las de vivre ?

— Il marche devant lui tout droit sans rien regarder, fit observer la jeune fille.

— Le voilà au bord des glaçons ; il se retourne.

Entine fit un mouvement. À la lueur des étoiles qui blanchissait la banquise, elle venait de distinguer les yeux fixes et les traits contractés de maître Jacques. Méru, qui depuis un instant l’observait de sa barge, le reconnut également.

— C’est le noyeur ! s’écria-t-il ; ah ! Dieu est juste ! il l’envoie à sa punition.

Le marcheur de nuit continuait, en effet, à suivre le banc de glaces au bout duquel il devait trouver l’abîme ; mais il s’arrêta avant d’y arriver, et, levant son anspect, il se mit à frapper sur les eaux avec des exclamations confuses, ainsi qu’il l’avait fait la veille. Ses coups atteignirent bientôt les bords de la banquise, qu’on entendit se briser ; puis, elle-même, ébranlée par la violence des mouvemens, craqua dans toute sa longueur. Méru voulut en vain l’arrêter par des menaces. Livré à son hallucination habituelle, le marcheur de nuit n’entendait rien, et continuait son œuvre furieuse. François, épouvanté, poussa un cri de terreur.

— Malédiction sur le brigand ! dit le patron furieux ; si les glaces dérapent, tout est fini. Au noyeur, François, pousse au noyeur ; je le forcerai bien à se tenir en repos, mort ou vif !

La barge glissa sur les eaux restées libres, arriva près de Jacques, et Méru levait sa perche pour le frapper : mais il était déjà trop tard. La banquise disjointe fléchit d’un seul coup en vingt endroits ; les glaçons qu’elle avait jusqu’alors arrêtés se précipitèrent tous à la fois, se dressèrent l’un sur l’autre, et la montagne, croulant de toute sa hauteur,

  1. Anspect, levier de bois qui sert à tourner le cabestan.