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— Ah ! sainte Vierge ! s’écria-t-elle, gageons, mon oncle, que vous avez oublié de parler à M. le curé pour le tableau que vous devez lui rapporter de Nantes !

— J’ai la lettre qu’il écrit au peintre dans mon portefeuille, répondit Méru ; vite, embarque, fillette.

— Et la commande de conserves pour M. le maire ? continua Entine sans bouger.

— Il y a renoncé, répliqua le patron ; mais arrive donc, te dis-je.

— Vous n’avez toujours pas pris congé de votre compère Bavot.

Le vieux patron frappa du pied.

— Au diable les Bavots et les bavards ! s’écria-t-il ; veux-tu nous retenir ici jusqu’à la débâcle ? Voyons, mille dieux ! embarqueras-tu ? Ou je dérape.

— On y va, on y va ! dit la jeune fille, qui ne parut nullement effrayée de la menace de Méru ; c’était pour vous que je parlais, mon oncle. Tout est fini dès que vous ne tenez plus aux Bavots ni à leur petit vin blanc.

Le marinier, chez qui ce dernier souvenir réveilla un regret involontaire, répondit par une malédiction nautique à faire frissonner tous les saints du paradis.

— Finiras-tu, méchante langue ! s’écria-t-il ; je te dis que, si nous tardons davantage, nous n’arriverons pas ce soir à la Meilleraie. Regarde la charreyonne ; la voilà déjà dans l’engoulevent.

La jeune fille tourna les yeux vers le point indiqué, et aperçut en effet le bateau d’André qui allait atteindre l’entre-deux des îles. Elle pensa qu’elle lui avait ménagé une avance suffisante, et, après quelques nouveaux retards indispensables pour trouver son panier de voyage, rattacher sa mante et prendre congé de l’hôtesse du Grand-Turc qui venait d’arriver, elle se décida à franchir la planche qui réunissait le futreau à la rive. Les mariniers détachèrent alors les amarres ; le bateau, qui était sur lest, obéit aux premières poussées ; il tourna rapidement sur lui-même, et se trouva bientôt dans le lit du fleuve comme la charreyonne qu’on apercevait à travers la brume.

Les deux barques avaient hissé leurs voiles et suivaient le courant, mais dans des conditions singulièrement inégales l’une, pesamment chargée, se traînait avec peine et était retardée par la lenteur de ses mouvemens chaque fois qu’il fallait contourner les mille atterrissemens au travers desquels serpentait le chenal ; l’autre, complètement vide, courait légèrement sur les eaux, et obéissait sur-le-champ à toutes les sollicitations de l’énorme pale qui lui servait de gouvernail. Aussi la distance s’amoindrissait-elle d’instans en instans entre les deux bateaux. Déjà celui d’André était assez près pour qu’on pût distinguer