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de Miltiade, empêchent encore plus d’un Thémistocle culinaire de dormir. Dans les villes riveraines, d’habiles disciples de Carême ont vainement appliqué leurs facultés à découvrir le secret du plat célèbre : soit impuissance de l’imitation, soit prévention des dégustateurs, la suprématie est demeurée jusqu’ici sans conteste aux inventeurs.

Pendant qu’André et ses rivaux se préparaient à la joute proposée par Lézin, celui-ci avait pris place à la table des buveurs et continuait à les égayer par ses lazzis effrontés ; mais le vin d’Anjou ramenait inévitablement Méru aux mêmes souvenirs : dès qu’il eut commencé à s’échauffer, il se remit à parler de la guerre qu’il avait faite autrefois en Vendée, de ses rencontres avec les bleus, et finit par proposer une santé au drapeau blanc.

— Une santé ! s’écria le pêcheur, jamais, mon vieux, c’est trop malsains Deux, à la bonne heure ! trois, si tu veux ! Je suis ami de tous les drapeaux qui font boire le vin que je n’ai pas payé.

— Tu n’as donc pas d’opinion à toi, mauvais chrétien ? dit le marinier avec mépris.

— Pourquoi faire ? demanda Lézin. Si j’en avais une, personne ne voudrait me l’acheter, et de la garder, cela pourrait me gêner à la longue. Les opinions, vois-tu, mon vieux, c’est bon pour les bourgeois qui aiment les choses de luxe.

— Tu es pourtant de mon âge, fit observer Méru, et tu devais avoir la barbe poussée lors de la grande guerre ?

— Aussi me la faisait-on tous les dimanches, répliqua plaisamment Lézin.

— Ce qui veut dire que tu n’as pas eu assez de cœur pour défendre ton Dieu et ton roi ! reprit le marinier avec chaleur.

— Foi d’homme ! ce n’est pas manque de cœur, père Méru, dit le pêcheur : c’est la faute de nos mères, qui nous avaient appris à raisonner, à moi et aux gars de Behuard.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien ! voilà : il y en a ici peut-être qui savent que je suis né dans l’île Behuard, qu’on trouve au-dessus. Comme la Loire a pas mal de largeur dans l’endroit et qu’elle promène trop d’eau pour qu’on puisse traverser en tirant ses guêtres, le tremblement de la mort était sur les deux rives, qu’on ne digérait pas plus mal chez nous. Les blancs ni les bleus n’avaient de barques pour nous visiter, et nous avions soin de tenir nos toues loin des bords. Aussi tout continuait comme par le passé : on allait à la messe, on mangeait à sa faim, on fauchait son pré et on faisait l’amour ; c’était une vraie bénédiction ! Mais un jour, ou plutôt un soir, voilà qu’un petit bachot accoste avec trois bleus qui cherchaient des vivres on leur dit que chacun n’en a que sa suffisance ; ils répondent qu’il leur en faut, en menaçant de guérir de la