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d’un seul bloc. Les aperçus larges et profonds y abondent, mais ils s’énoncent incidemment plutôt qu’ils ne font corps avec le plan de l’ensemble. Toutefois je serais tenté d’appliquer à la force d’esprit dont Mme Browning a fait preuve une belle parole de Joanna Baillie, à savoir que la force d’ame chez la femme, de même que la tendresse chez l’homme, inspirent surtout l’admiration, quand elles se montrent comme le rayon de soleil à travers les nuages, au lieu de former le trait principal du caractère. La grandeur perce à travers la grace. Si elle n’est pas, à proprement parler, dans la conception générale ni dans la figure de Satan, elle est dans le caractère d’Ève, qui n’ose pas lever les yeux sur Adam, tandis qu’Adam n’ose pas lever les yeux vers la colère divine ; elle est dans l’humilité avec laquelle Ève répond à la nature irritée que son malheur au moins n’a pas perdu le droit de la plainte ; elle est enfin dans les sentimens du poète. Que l’on partage, oui ou non, sa manière d’envisager la vie, il est certain que, devant la vie telle que le poète l’envisageait, c’est quelque chose de vraiment grandiose qui lui a répondu du fond de son être. Certains passages font courir le frisson dans les cheveux, et, quoiqu’il soit difficile de désigner par leurs noms toutes les noblesses et les délicatesses de sentiment, toutes les droitures et les bonnes volontés qui entrent dans la composition du philtre, le philtre n’est pas moins une réalité qui enivre. Dans ce passage, par exemple, il y a certainement plus que du talent :


« LE CHRIST. — Parle, Adam. À toi de bénir la femme : homme, c’est ton office.

« ADAM. — Mère du monde, reprends courage devant cette présence. — Je le sens, ma voix qui a nommé les créatures, et qui, en les nommant avec le souffle de Dieu dans mon haleine, a exprimé par le nom de chaque être ses instincts et ses qualités, — ma voix palpite de nouveau au même souffle ; — elle flotte et se gonfle comme la fleur des eaux qui s’ouvre à la vague, et c’est une prophétie sur toi qui s’épanouit à ce divin souffle. — Désormais redresse-toi, aspire aux sérénités et aux magnanimités, aux nobles rôles et aux buts sublimes, aux dévouemens sanctifiés et à la plénitude d’action auxquels ton élection t’appelle, première femme, épouse et mère…

« ÈVE. — Et première dans le péché…

« ADAM. — La seule aussi qui apporte la semence par qui périra le péché. Relève la majesté de ton front désolé, ô tout aimée ! et regarde face à face l’avenir et toutes les obscurités de ce monde. Relève-toi. Que la femme en toi prenne sa hauteur de femme : sois grande pour faire le bien et supporter le mal, pour consoler du mal et enseigner le bien, pour fondre tout ce bien et ce mal dans la patience d’une espérance constante. Redresse-toi et rehausse-toi avec tes filles. Si le péché est venu par toi et par le péché la mort, la justice rédemptrice, la vie céleste et la quiétude compensatrice viendront aussi par toi. Si tu as ouvert le monde à la souffrance, tu iras par le monde comme