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« L’émigration des habitans d’origine hollandaise, dit le capitaine Harris, est un fait qui n’a pas son pareil dans l’histoire coloniale de l’Angleterre. On voit chaque jour des émigrations partielles ; mais ici on voit une population de cinq ou de six mille ames[1] se décidant tout à coup à abandonner en masse le pays de sa naissance, le foyer de ses pères, les lieux qu’une foule de pieux souvenirs rendent chers à tous les hommes, pour se lancer à l’aventure dans les solitudes inexplorées de l’intérieur, bravant les périls et les privations du désert, et, parmi ces malheureux fugitifs, il en est qui sont déjà sur le déclin de leurs ans, et qui se résignent à aller chercher un nouveau séjour sur la terre étrangère.

« La première question qui se présente naturellement à l’esprit, c’est de chercher le pourquoi de cette expatriation si extraordinaire. Les pertes qu’ils ont subies par suite de l’émancipation de leurs esclaves, le défaut de lois suffisantes pour les protéger contre les rapines et les déprédations des vagabonds qui infestent la colonie, et par-dessus tout l’état d’insécurité de la frontière orientale, l’insuffisance du gouvernement anglais à les défendre contre les agressions des Cafres, leurs turbulens et cruels voisins, dont les incursions répétées ont porté la ruine dans les plus belles parties du pays, et réduit des milliers de colons à la plus déplorable misère, tels sont les motifs allégués par les émigrans pour justifier le parti aussi extraordinaire que hasardeux auquel ils se sont décidés.

« Il est impossible de ne pas condamner le remède violent auquel ces gens opprimés et égarés ont fini par avoir recours, mais il est impossible aussi à celui qui, libre de tout préjugé, a visité cette malheureuse colonie, de nier que les maux dont elle se plaint existent véritablement. Exposé pendant de longues années aux maraudages de vagabonds hottentots dont la vie se passe dans la paresse, dans des entreprises criminelles ou dans l’abrutissement de l’ivrognerie, le colon du Cap a vu bien souvent une détresse extrême succéder pour lui à l’abondance, parce que inopportunément, et sans lui accorder une indemnité loyale, on l’a privé du travail de ses esclaves, qui, naturellement portés au vice et affranchis de la nécessité de travailler, n’ont usé de leur émancipation que pour aller grossir la foule des mécréans dont il semble que le colon est fatalement condamné à subir les méfaits. Pires que tout cela encore sont les maux qu’ont produits les calomnieux rapports de gens ambitieux et hypocrites, dont la malfaisante intervention, voilée sous le manteau de la philanthropie, a plus que tout le reste causé la ruine de la frontière orientale du pays, enceinte comme elle est de halliers épais et impénétrables, qu’une armée dix fois plus nombreuse que celle qui est aujourd’hui censée la défendre ne suffirait pas à protéger, assiégée par une population de quatre-vingt mille sauvages incorrigibles, cruels, naturellement hostiles, belliqueux, pillards, et qui, depuis de longues années, ont inondé les demeures des colons du sang de leurs

  1. Depuis le temps où le capitaine Harris écrivait ces lignes, le chiffre de l’émigration a plus que triplé : on le porte aujourd’hui à plus d’une vingtaine de mille ames.