Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’avoir, pendant plus d’un siècle et demi, occasionné ou exécuté de ses propres mains une horrible boucherie d’environ dix mille créatures humaines par chaque année. Or, lorsqu’en 1806 la colonie se rendit par capitulation à l’Angleterre, le chiffre total de sa population n’atteignait pas encore quatre-vingt-dix mille ames, dont quarante mille environ étaient d’origine européenne, ce qui revient à dire, pour quiconque connaît la merveilleuse salubrité du climat et l’extraordinaire fécondité des mariages au cap de Bonne-Espérance, que, pendant de longues années, le nombre des Européens ou de leurs descendans établis dans le pays n’a pas dépassé quelques centaines d’hommes, et qu’un siècle même après la prise de possession par Van Riebeck, il ne devait pas être encore très supérieur au chiffre de dix mille personnes, hommes, femmes, enfans, vieillards.

Cette accusation de cruauté, absurde au point de vue de la vraisemblance, fausse en fait, était odieuse, si l’on estimait avec impartialité le caractère et les origines de la population sur qui on voulait la faire peser. Aucune colonie peut-être n’est sortie d’élémens plus purs et plus respectables. Elle n’a été peuplée en effet ni par des chercheurs d’or ou de diamans en quête de l’Eldorado ou des mines de Golconde, ni par des trafiquans avides de faire produire à la terre ces rares et riches denrées que l’Europe a long-temps payées à des prix fabuleux, ni par des aventuriers politiques ou militaires comme ceux qui ont exploité pendant près d’un siècle les révolutions et les guerres de l’Indostan, ni par ces caractères impétueux et compromettans qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle au moins autant qu’au XIXe, les familles envoyaient aux îles ou aux Grandes-Indes chercher la sagesse, la fortune ou la mort. Encore moins la colonie du Cap fut-elle peuplée par des criminels, comme ceux qui ont été les premiers habitans européens de la Nouvelle-Hollande. Il n’y avait ni gloire, ni richesse, à recueillir sur ces plages sablonneuses qui ne produisent encore que les fruits de l’Europe, dans ces montagnes dénudées où l’eau est si rare, que les pasteurs, la première industrie de toute société naissante, y sont obligés de changer plusieurs fois par an de résidence, à la recherche de sources non encore épuisées, menant la vie nomade avec leurs troupeaux, comme autrefois Abraham et Jacob. C’étaient des gens revenus des vanités de ce monde, ceux qui allèrent s’établir les premiers sur cette terre délaissée par l’ambition ; c’étaient des opprimés qui allaient demander la liberté au désert, c’étaient les protestans persécutés des Pays-Bas espagnols ou des états ecclésiastiques des bords du Rhin, c’étaient des religionnaires qui avaient mieux aimé renoncer à leur patrie qu’à leurs croyances, c’étaient les frères moraves, les luthériens échappés aux vexations de l’Autriche ; c’étaient des calvinistes chassés de la France par la révocation de l’édit de Nantes ; c’étaient enfin des gens aussi