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l’un de ses enfans, c’est là surtout qu’il faut étudier les douleurs, les colères, les ressentimens de l’orthodoxie populaire. Aussi la Juive perdue est-elle sans contredit, au point de vue de l’art comme au point de vue philosophique et moral, le principal titre de M. Léopold Kompert. Dans le village où nous conduit M. Kompert, il n’existe qu’une famille juive. Trois personnages seulement la composent, la grand’mère Babe, le père de famille appelé Joseph, et l’enfant, qui a nom Fischèle. La maison est triste, la famille est sombre ; une préoccupation pénible agite diversement ces trois ames. Le père est en proie à une haine implacable, et devant cette passion qui remplit toute sa vie, qui éclate dans toutes ses paroles, la vieille mère et l’enfant ressentent comme un superstitieux effroi. Un jour, une paysanne, revenant des champs avec un fardeau énorme, s’arrête non loin de la maison de Joseph : elle a déposé sa charge afin de reprendre haleine ; mais, quand elle veut la remettre sur son dos, elle s’épuise en vains efforts. Babe et Fischèle la regardaient avec une étrange attention ; la vieille femme manifestait au milieu de son trouble une sollicitude inquiète ; l’enfant aussi semblait plein de compassion et de crainte. La grand’mère se décide enfin ; elle envoie Fischèle donner un coup de main à la pauvre femme. Or, au moment où l’enfant sort de la maison, le père est là, sombre, irrité : « Où vas-tu, Fischèle ? Crois-tu que je ne sache pas où Babe t’a envoyée ? Si tu remues seulement un doigt, je te tords le cou. » Quelle était donc cette femme dont l’aspect seul excitait chez Joseph et chez les siens des émotions si différentes ? C’était la fille de Babe et la sœur de Joseph, c’était Dina, qui avait renoncé à sa religion pour épouser un paysan du village. Ainsi commence la douloureuse histoire de M. Kompert. Le soir même, une main inconnue traçait sur la porte de Joseph ces trois mets : « Ahasvérus, Juif maudit ! » Cette mystérieuse inscription l’étonne, l’inquiète ; Joseph d’ailleurs n’est pas assez enivré de sa colère pour que le remords ne le trouble pas. Il est dévoué à sa foi, il est religieux jusqu’au fanatisme ; mais cette piété plus tendre qui est naturelle au cœur de l’homme vient tempérer salis cesse l’ardeur farouche de ses croyances, il sent naître en lui des doutes qui le déchirent. Est-ce vraiment la volonté de Dieu qu’il maudisse sa sœur depuis dix ans ? Ainsi lui parle sa conscience, et chaque fois qu’il lit la Bible, il y cherche d’effrayantes paroles, des exemples et des préceptes de vengeance qui puissent excuser sa conduite. Si le maître qui donne des leçons à Fischèle adoucit, par ses interprétations, ce qu’il y a d’excessif dans l’ancienne loi, Joseph est là qui le reprend avec violence. À la théologie éclairée et circonspecte du docteur, il oppose son orthodoxie sans pitié. On voit qu’il voudrait s’engager irrévocablement dans sa colère et entretenir, comme un feu inextinguible, sa haine mal assurée. Le tableau de ce cœur tourmenté, ce mélange de doutes et