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de notre anglo-chinois, les pêcheurs, désireux de nous épargner une peine inutile, appuyèrent leur tête sur la paume de leur main, et nous firent comprendre par cette pantomime expressive que leur oreille était complètement fermée à tous nos beaux discours. Ils ne tardèrent point du reste à nous donner l’explication de leur conduite et de leurs singulières manœuvres en nous quittant sans cérémonie, dès que la corvette, dont la vitesse dépassait alors cinq milles à l’heure, eut conduit leur pirogue dans de meilleurs parages, sur un point où, rendus sans fatigue et sans efforts, ils se promettaient probablement une pêche plus heureuse.

La terre cependant grossissait à vue d’œil. Sur la droite, la grande Oukinia développait une longue chaîne de coteaux peu accidentés. Ses principaux sommets, grandis la veille par le mirage, ne se distinguaient plus des terrains élevés qui les entouraient. De l’autre côté du canal, les îles Amakerrima offraient, au contraire, un groupe de noirs îlots couverts de verdure, aux formes plus abruptes, aux cimes mieux accusées. La côte occidentale, sur laquelle s’élève la ville de Nafa et débouche la rivière de Nafa-kiang, ne doit être approchée qu’avec précaution. Un immense plateau de madrépores s’étend à plusieurs milles du rivage et s’élève si brusquement du fond de la mer, que la sonde ne peut avertir le navigateur du danger. C’est sur ce plateau que la corvette l’Alcmène faillit se perdre au mois de mai 1844, et que, quelques années plus tard, le brick le Pacifique vint s’échouer. De nombreux pêcheurs, dans l’eau jusqu’à mi-jambe ou jusqu’à la ceinture, s’occupent, dès que la marée est basse, d’exploiter ce vaste champ de coraux et d’y récolter d’abondans coquillages, quelquefois des huîtres perlières. Au moment où la Bayonnaise, poussée par la brise qui venait de fraîchir, s’avançait rapidement vers la côte, la pointe méridionale de la grande Oukinia s’élevait au-dessus de l’horizon, noire, basse, allongée, rongée par la vague et par l’air salin ; mais, au point où les derniers rochers plongeaient dans les flots, la mer présentait le plus singulier phénomène de mirage que nous eussions jamais remarqué : on voyait, au-dessus des ondes tremblantes que l’ardeur du soleil élevait à l’horizon, toute une population active, aux formes indécises, aux brunes silhouettes, dont on distinguait surtout les grands chapeaux coniques, et qui semblait marcher sur les eaux ou flotter dans les airs. Ces ombres chinoises n’étaient autre chose que les pêcheurs de coquilles qui exploitent le grand banc, et leur fantastique apparition au milieu d’un canal qui semblait libre de tout danger nous eût fort à propos indiqué la nécessité de contourner avec une extrême prudence la pointe à laquelle le capitaine Basil Hall donna le nom de Table-Hill, si l’excellente carte de M. Delaroche-Poncié ne nous eût déjà mis en garde contre ce plateau perfide, dont le jeune hydrographe avait relevé les contours avec son habituelle précision.