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III

À peine l’Anglona avait-elle jeté l’ancre, que nous nous étions occupés de nos préparatifs de départ. Depuis quelques jours, la mousson de sud-ouest étendait son influence jusqu’à l’île de Guam. Le vent d’ouest ne se faisait point sentir cependant jusqu’au fond de la baie, où l’on n’éprouvait qu’un calme orageux, interrompu quelquefois par un grain subit ou par des brises fugitives et variables ; mais, du côté du couchant, un épais rideau de vapeurs toujours immobile faisait suffisamment connaître que le souffle des vents alizés, neutralisé par un courant contraire, ne dépassait plus le méridien des îles Mariannes. Avec le calme, la chaleur, jusqu’alors modérée, était devenue très intense. À l’ombre, le thermomètre marquait 3è degrés centigrades, 54 degrés au soleil. On pouvait croire qu’une élévation aussi soudaine de la température présageait quelque violente tempête, et que la nature n’échapperait à cet état d’oppression que par une convulsion qui rétablirait l’équilibre dans l’atmosphère. Cependant, le jour même où l’Anglona avait mouillé dans la baie d’Apra, les vents d’est avaient repris leur cours, et toute appréhension d’un nouvel ouragan avait disparu. Le 9 août, l’Anglona repartit pour Hong-kong, et nous-mêmes, profitant d’une brise favorable, nous sortîmes de la Cadera-Chica, afin d’attendre au mouillage extérieur que nos derniers comptes fussent réglés avec les fournisseurs de la corvette. Pendant ce mouvement, la brise avait fraîchi. La nuit fut très orageuse, et, lorsqu’au point du jour nous songeâmes à mettre sous voiles, le vent s’était depuis quelques heures fixé au nord. Une brume épaisse enveloppait le ciel, des grains violens se succédaient presque sans intervalle, et la houle déferlait avec fracas sur la digue naturelle qui protégeait notre mouillage. L’entrée de la baie d’Apra est partagée par un banc de corail en deux passes distinctes. Si l’on choisit pour sortir la passe du sud, on trouve, jusqu’à la pointe Oroté, une grande profondeur ; si, au contraire, on veut gagner le large par le canal du nord, on rencontre sur sa route l’extrémité du grand récif, dont les madrépores, couverts de dix-huit et dix-neuf pieds d’eau, se dressent menaçans à travers les flots bleus et semblent à chaque pas près d’effleurer la quille. La lame était trop creuse pour qu’on pût aventurer la corvette dans cette passe, que nous n’avions franchie qu’avec une très belle mer le jour de notre arrivée dans la baie d’Apra. Un coup de tangage eût suffi pour nous priver de notre gouvernail. Le chenal du sud ne semblait au contraire offrir aucun danger. Ce fut ce chenal que nous nous décidâmes à suivre. Comme un athlète qui doit ceindre ses reins avant de descendre dans l’arène, nous prîmes les précautions nécessaires pour assurer le