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flots onctueux la noire chevelure des Indiennes. Mais si, renonçant au promesses du régime déjà en fleurs, vous détournez la sève qui afflue vers la cime du palmier, si vous frappez de stérilité ce jeune géant de la plage, les tubes de bambou dans lesquels vous aurez inséré l’extrémité des pédoncules taillés chaque matin vous donneront pendant cinq ou six mois, sans que l’arbre paraisse en souffrir, une liqueur d’abord claire et d’une saveur douceâtre, que la fermentation convertira promptement en vinaigre, à moins que, par la distillation, vous ne vous empressiez d’en extraire le principe alcoolique. L’habitant de Guam, dispensé du travail par la clémence du ciel et par celle du gouvernement débonnaire que lui réservait la Providence, laisse couler ses jours dans une apathique oisiveté. C’est un être simple, borné, sans besoins, sans passions, heureux à sa manière, heureux cependant. Soumis aveuglément au joug de l’église, s’il amasse quelques piastres, c’est pour acheter des messes. La pompe extérieure de la liturgie romaine agit puissamment sur son imagination, mais il est douteux qu’il ait jamais cherché à comprendre le sens mystérieux des cérémonies qui le charment. À voir sa piété marcher si doucement d’accord avec celle des fragilités humaines contre laquelle la religion catholique a dirigé ses plus rigoureux anathèmes, on serait tenté de croire que ce chrétien édifiant n’a point très exactement compris les devoirs que lui enseignait le padre, et qu’il s’est habitué dès l’enfance à rendre à la Divinité un culte automatique. Ces pauvres Indiens n’occupent pas dans l’échelle des êtres un rang bien élevé. Ne rêvons point pour eux de trop rapides progrès. Nos premiers essais de propagande ont failli détruire leur race. Laissons-les vivre d’abord ; qu’ils passent, s’il le faut, sur cette terre, pour y croître, s’y multiplier, s’y éteindre comme ces plantes des tropiques dont la tige grandit inutile et ne s’élève que pour être balancée par le vent ou pour sourire aux ardens rayons du soleil. Qu’ils soient encore long-temps un rouage inerte de ce grand univers ! Peut-être un jour saura-t-on, sans violer les desseins de la Providence, les appeler à de plus nobles destinées ; mais aujourd’hui gardons-nous de leur apporter légèrement de nouvelles souffrances, n’épouvantons pas leur foi naïve, respectons leur calme félicité, et, docteurs circonspects, ménageons à leurs yeux facilement éblouis des clartés souvent douloureuses.

Le soleil était déjà couché quand nous quittâmes le gouverneur d’Agagna ; mais notre baleinière avait à l’avance franchi le seul passage difficile qu’offrît le canal intérieur qui devait nous ramener dans la baie d’Apra. Des Indiens, portant devant nous des torches de roseaux desséchés, nous servirent de guides jusqu’à la pointe basse près de laquelle nous attendaient nos canotiers, et, en moins d’une heure, nous eûmes atteint l’étroite passe de l’île aux Chèvres. Ouvrant alors