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que le tableau de cet intérieur où la familiarité villageoise d’un Téniers est rehaussée par cette grace exquise que reflètent toujours les croyances religieuses d’un cœur simple. La piété de Rebb Schmul est fervente ; personne ne chante avec plus d’amour les psaumes de David et les hymnes mystiques de la synagogue, personne n’est plus dévoué à la race de ses pères. Il a rebâti au fond de son ame les murailles renversées de Jérusalem, et il invite dans la cité sainte tous les enfans dispersés de Jacob. Les pauvres mendians juifs chassés de Pologne par l’administration russe sont sûrs de trouver un asile sous son toit, et quand ils racontent les souffrances de leurs frères, quand ils disent de combien de coups de hache le moderne Aman frappe le tronc d’Israël, chaque coup retentit dans l’ame désolée du randar. Ces images nous peignent au vif l’originalité de ce caractère rustique. Entouré de ses mendians attablés, le cabaretier juif s’élève ici à une dignité singulière ; on dirait un Mardochée qui veille sur le peuple de Dieu. L’empereur de Russie, assurément, ne se doute pas que le plus implacable de ses ennemis est un paysan de la Bohême, le brave aubergiste Rebb Schmul.

La plus vive préoccupation de Rebb Schmul est l’éducation religieuse de ses enfans. Qu’ils sachent les psaumes et les prières, qu’ils soient et demeurent de bons Juifs, voilà ce qu’il veut : toute autre instruction serait superflue ou dangereuse. En vain la femme du randar, dans sa tristesse inquiète, espère-t-elle pour le petit Moïse au moins une éducation plus complète et des destinées plus hautes ; ni Moïse ni Anne ne doivent quitter la maison paternelle ou l’ombre de la synagogue. — Il faut que les enfans grandissent comme les plantes dans le sillon qui les a vus naître, répond toujours le paysan obstiné. La mère cependant finit par l’emporter, et Moïse étudiera pour devenir docteur. Hélas ! elle ne savait pas, la pauvre mère, que ce serait là l’issue fatale par où le doute entrerait dans sa maison, et avec le doute la rupture des liens de la famille. Le jour où elle apprend que son fils raille les pratiques religieuses de son enfance, qu’on l’a vu pendant les jours saints attablé dans les cabarets et dansant avec les filles de ceux qui méprisent et maudissent sa race, ce jour-là elle se sentira frappée du coup qui la conduira peu à peu vers la tombe. Qu’est devenu le petit Moïse (on l’appelait Moïse dans son enfance ; mais, pour être inscrit sur les registres de l’école, il a fallu remplacer Moïse par Maurice) ? qu’est devenu le petit Moïse, si pieux naguère, si attentif aux récits des mendians polonais, et qui, un beau matin, voulait partir avec le vieux mendiant Mendel Vilna pour rebâtir Jérusalem ? Mendel Vilna est revenu après de longues années ; il n’a pas rebâti Jérusalem, mais il rapporte à Rebb Schmul un sac rempli de cette poussière sainte qu’ont foulée les pieds des prophètes, et Maurice n’est plus là pour prêter l’oreille