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II

La mer, qui, dans la plupart des îles de l’Océan Pacifique, n’est soumise qu’à des marées irrégulières et peu sensibles, avait atteint son niveau le plus élevé, quand nous quittâmes la corvette pour nous rendre devant Agagna. Cette circonstance nous permit de franchir sans encombre les hauts-fonds qui s’étendaient du mouillage de la Bayonnaise jusqu’aux extrêmes limites de la baie d’Apra. Pendant que notre baleinière s’épargnait ainsi le long circuit qui eût conduit une plus lourde embarcation au débarcadère d’Agagna et se dirigeait en droite ligne vers la pointe orientale de l’île des Chèvres, c’était un curieux spectacle de contempler, à travers les flots bleus et transparens, l’immense plaine de coraux au-dessus de laquelle nous glissions. Là, sur un tapis de sable blanc, se déployaient des rameaux non moins délicats que ceux de la bruyère en fleurs ; ici s’étalaient les massifs bourrelets de pierre et les larges couronnes de madrépores d’informes végétaux épanouissaient aussi leurs faisceaux visqueux et leurs lobes charnus entre les gerbes scintillantes de ces parterres sous-marins, entre les roses et fragiles épis de ces guérets de cristal. Nulle part la flore océanienne ne se montre plus variée et plus complète que sur les côtes de l’île de Guam. On peut, sans sortir de la baie d’Apra, étudier les transformations successives qui conduisent la matière inerte de la vie végétative à la vie organique, de l’existence apathique des éponges à l’incessante activité des coraux et des madrépores. Ces zoophytes, répandus dans toutes les mers intertropicales, sont, il faut en convenir, d’admirables architectes. Chaque jour, ils font surgir des profondeurs de l’Océan des constructions plus grandioses et plus durables que les pyramides d’Égypte ou que les murs de Thèbes. Ce sont eux qui ont créé ces archipels à fleur d’eau redoutés du navigateur ; ce sont eux qui enveloppent d’un récif protecteur les sommets volcaniques qu’un autre âge a vus sortir de la terre. Au pied de ces boulevards de corail, la vague rejaillit impuissante, les longues ondulations de la houle viennent mourir. Un canal intérieur, semblable au fossé d’un donjon, sépare souvent la rive que baigne le flot apaisé de la sinueuse barrière qui en suit les contours. C’est dans un de ces canaux tranquilles qu’après avoir doublé l’île des Chèvres, nous nous engageâmes pour gagner, en serrant de près la plage, le débarcadère d’Agagna. Jamais le temps n’avait mieux servi nos projets : une légère brise agitait doucement le feuillage aérien des palmiers, le ciel était d’un bleu diaphane, et la nature, encore émue de la terrible crise qu’elle venait de subir, semblait aspirer avec volupté les premiers rayons du soleil levant.