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carte, en plein faubourg Saint-Germain ; mais, dans le fait, il n’est et ne peut être qu’une étape entre la cour d’assises et le bagne. Cette comtesse qui vole son mari ; ce mari qui vole sa femme, ce commandeur qui triche au jeu, ce danseur à gants jaunes qui est un escroc, cette femme qui parle argot de bourse avec un usurier pendant que son amant lui lit des vers, tout cela relève du code pénal, et n’a rien à démêler ni avec les lois de la morale mondaine, ni avec les élégantes folies d’une passion romanesque. Si vous voulez que je compare, si vous voulez que le triomphe de la vertu soit réellement glorieux et décisif, opposez-lui des ames fragiles, mais sincères, emportées par des ardeurs décevantes, mais généreuses ; ne me montrez pas, pour décider ma préférence, des femmes perdues et des galériens : autrement, je croirai que vous n’êtes pas bien sûrs de votre vertu, et qu’une lutte plus difficile vous effraierait pour elle.

Par un procédé que leurs amis proclament shakspearien, les auteurs des Marionnettes du Docteur ont écrit leur ouvrage moitié en vers, moitié en prose. Nous avons même remarqué, pour compléter nos étonnemens, que, dans leur pièce, la vertu parle en vers, et le vice en prose : dans le monde, c’est trop souvent le contraire. Quoi qu’il en soit, l’autorité de Shakspeare est trop imposante, et nous sommes trop agréablement surpris de trouver un point d’analogie entre ses drames et celui de MM. Barbier et Carré, pour oser leur reprocher d’avoir imité le divin poète. Cette imitation pourtant ne nous semble pas très heureuse. La grande poésie anglaise est d’une allure très libre et très dégagée ; elle n’est pas soumise aux mêmes entraves que la nôtre, elle peut plus aisément se lier et faire corps avec la prose. En France, on a peine à accepter ces transitions brusques, ces alternatives entre deux langages dont les lois et les harmonies diffèrent essentiellement. L’inévitable effet de ces variations continuelles est de rendre plus difficile l’illusion scénique, en tenant sans cesse l’esprit du spectateur sur ses gardes, en lui révélant la présence successive de deux mains différentes, travaillant, l’une après l’autre, au même ouvrage. Tout ce qui rompt l’unité, tout ce qui arrête l’entraînement et comme l’entente magnétique entre l’auteur et le public, est contraire aux vraies conditions du théâtre : c’est pourquoi nous ne saurions approuver, dans les Marionnettes du Docteur, l’emploi alternatif de la prose et des vers.

Nous blâmerons bien plus sévèrement encore cette maladroite imitation de la forme shakspearienne dans l’Imagier de Harlem, le drame légendaire de la Porte-Saint-Martin, car ici ce n’est pas seulement le mélange de deux langages, c’est l’alliance funeste d’un talent vrai, d’un érudit plein de finesse et de grace, d’un fantaisiste aimable et délicat, avec un versificateur de logogriphes et de bouts-rimés, que nous avons encore une fois à déplorer. Il suffit d’assister à cet Imagier de Harlem pour reconnaître la part qu’a eue dans cette œuvre M. Gérard de Nerval et celle que s’est faite M. Méry. L’ingénieux traducteur de Faust est arrivé avec une légende dont l’idée est belle, dont les premières perspectives nous ramènent en plein dans la poésie allemande. Il en a indiqué çà et là, en digne disciple de Goethe, les profondeurs mystérieuses et confuses ; puis est venu le Sgricci provençal à l’alexandrin creux et sonore, le prestidigitateur de l’hémistiche facile et de la rime riche, qui a couvert de ses paillettes et de ses grelots ces deux sombres et fantastiques figures du XVe siècle : l’inventeur et le démon.