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flamme inondait son visage. Ce qu’elle avait dit devait être quelque chose d’exécrable, car Chajim poussa un cri aigu et la repoussa loin de lui.

« — Que Dieu l’empêche ! s’écria-t-il. Tu ne commettras pas ce péché.

« — Ne mêle pas Dieu là-dedans, dit tranquillement la jeune fille. C’est pour lui seul que je le fais. Je l’ai bien résolu : il ne faut pas que Leb-le-Rouge périsse.

« Chajim pleurait, sanglotait. — Ne fais point cela, Blumèle, disait-il au milieu de ses cris de douleur, ne fais point cela ! Quelle faute as-tu donc commise pour sacrifier ainsi ton plus précieux trésor ? — Et il se couvrit le visage comme s’il avait trop clairement exprimé la résolution de Blumèle.

« — J’irai seule, dit Blumèle, et elle se dirigeait vers la porte. Chajim s’élança devant elle, se jeta tout de son long au travers de l’entrée, et lui barra ainsi le passage. Son visage était tourné contre la terre ; il resta là quelques instans sans mouvement et sans vie, tandis que Blumèle, incertaine de ce qu’elle devait faire, allait et venait par la chambre. Tout à coup Chajim se redresse ; il se lève lentement, passe la main sur son front, et regarde Blumèle, sans manifester de tristesse, sans verser une seule larme. Pendant ce temps, la lumière que nous nommons inspiration était venue frapper son esprit ; tout était transfiguré à ses yeux.

« — Va, va, lui dit-il, je vois bien que c’est la volonté de Dieu. Il faut qu’un Juif se sacrifie pour un Juif. Va donc, et, si tu veux, je te conduirai moi-même, car, je le vois bien aussi, c’est à cause de moi que tu fais cela ; mais tu seras ma femme, Blumèle.

« Blumèle se jette à son cou, et tous deux se tiennent embrassés avec amour.

« Deux heures avant le milieu de la nuit, Chajim et Blumèle partirent. La nuit était illuminée de ses plus brillantes étoiles. Le Ghetto était triste et silencieux. Lorsqu’ils arrivèrent au guichet de fer que leur ouvrit le gardien de la ville, Blumèle jeta encore un dernier regard dans la rue qu’elle quittait. Ils continuèrent leur route sans s’adresser une parole. Le général demeurait sur la place de la Charité. Le soldat qui était de garde retroussa sa moustache en souriant, lorsqu’il vit cette belle jeune fille demander l’entrée de l’hôtel à une heure si avancée de la nuit. La porte s’ouvrit, et Blumèle disparut. Chajim resta dehors dans l’obscurité solitaire et froide. Des caractères comme le sien reprennent bien vite leurs allures accoutumées ; comment s’étonner que son stoïcisme ait fléchi, et que l’infinie douleur dont son ame était pleine ait débordé alors en flots de larmes ?

« Le jour suivant, on fut bien surpris dans le Ghetto lorsqu’on vit Leb-le-Rouge et Christophe, déclarés innocens et libres, sortir de leur prison. Cela semblait un miracle. On ne sut que long-temps après quel sacrifice avait fait la fiancée de Chajim pour sauver une ame de Juif. »

Certes il y a là, comme dit l’auteur, quelque chose d’exécrable. Ce dévouement farouche, cette interprétation étrange des exemples des livres saints, ce fanatisme qui ne craint pas d’employer le déshonneur comme un moyen religieux, cette association de généreux sentimens et de procédés sauvages, tout cela blesse le cœur et révolte la nature, En peignant de telles mœurs avec ses couleurs nettes et hardies, M. Léopold Kompert a fait preuve d’une impartialité redoutable, Bien qu’il