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comédies en vers sont fort mauvais. À peine dans l’Allée de Sylvie y a-t-il quelques vers harmonieux et qui respirent le goût de la rêverie[1]. Nouveau et curieux témoignage que, pour être poète, il ne suffit pas d’avoir de l’imagination ; il faut savoir exprimer les sentimens que l’on ressent. Les blocs de marbre cachent tous une statue, seulement il n’y a que les grands sculpteurs qui sachent tirer la statue du bloc où elle est enfermée ; il n’y a que le style non plus qui sache tirer de l’ame la poésie qui s’y cache, et ce style est l’œuvre du travail. Il a fallu à Jean-Jacques Rousseau de longs efforts pour arriver à exprimer ce qu’il sentait.

La vie de chaque homme contient ainsi un petit poème qu’il ne sait pas toujours raconter, elle contient aussi une question de morale qu’il ne sait pas toujours résoudre. Quelle est la question de morale que contient la vie de Jean-Jacques Rousseau ? Jean-Jacques Rousseau est le chef d’une école qui prend la sensibilité pour la règle souveraine de la vie. Quiconque se laisse conduire par la sensibilité ne peut pas s’égarer, ou du moins ne peut avoir que d’honnêtes égaremens. Cette école croit que le cœur de l’homme est bon : grave erreur ; il n’est pas bon ; il est tendre, et tendre pour le bien comme pour le mal. Mlle de Scudéry, dans une des conversations sentimentales qui remplissent la Clélie, définit la sensibilité - la tendresse de l’ame. La définition n’est pas exacte. La sensibilité tient beaucoup des sens. La jeunesse et l’ardeur du sang y sont pour beaucoup ; aussi les gens sensibles, à trente ans, sont en général durs et égoïstes à soixante. Outre sa faiblesse morale, la sensibilité a un autre inconvénient ; elle est pleine d’illusions, et j’allais presque dire de mensonges ; elle trompe l’homme sur lui-même, elle lui fait croire qu’il a la force des bons sentimens dont il a l’émotion. Ainsi trompé sur lui-même, l’homme trompe aisément les autres, et de dupe il devient charlatan. Combien de sentimens viennent de cette chaleur du sang, et passent avec elle ! Et c’est là, pour le dire en passant, ce qui donne aux jeunes gens tant de charme et ce qui leur donne aussi l’heureuse confiance qu’ils ont en eux-mêmes. Ils font honneur à leur ame des émotions qu’ils tiennent de

  1. Voici quelques-uns de ces vers :

    Qu’à m’égarer dans ces bocages
    Mon cœur goûte de voluptés !
    Que je me plais sous ces ombrages !
    Que j’aime ces flots argentés !
    Douce et charmante rêverie,
    Solitude aimable et chérie,
    Puissiez-vous toujours me charmer !
    De ma triste et lente carrière
    Rien n’adoucirait la misère,
    Si je cessais de vous aimer.