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Inquiète sur la cause qui avait amené cette froideur, elle essaya de la dissiper par une coquetterie de son invention. Paër avait composé pour Mme Grassini deux opéras, Didon et Cléopâtre, dont elle jouait le principal rôle. Un jour de l’année 1807, Mme Grassini alla trouver Blangini, le gracieux compositeur de tant de canzonette et de ces duettini amorosi qu’on a chantés dans tous les salons de l’Europe. « Mon ami, lui dit-elle, je viens réclamer de vous un service d’où dépend la paix de mon cœur. Je joue ce soir aux Tuileries le rôle de Cléopâtre, et je voudrais ajouter à mon rôle les trois vers suivans, que je vous prierai de mettre en musique :

Adora i cenni tuoi, questo mio cor fedele ;
Sposa sarò se voui, non dubitar di me ;
Ma, un sguardo sereno ti chiedo d’amor !

« Mon cœur fidèle recevra tes ordres toujours avec soumission. Je serai ton épouse, si tel est ton désir ; ne doute pas de ma foi ; mais, je t’en conjure, dirige vers moi un regard plein d’amour et de sérénité. » Ces paroles étaient adressées par Cléopâtre à César, « et pendant toute la durée de la représentation, rapporte Blangini dans le volume de Souvenirs qu’il a laissés, les beaux yeux de Mme Grassini ne quittèrent pas la loge impériale, attendant avec anxiété que le conquérant de l’Égypte daignât jeter sur elle un sguardo sereno d’amor. »

Le règne de Mme Grassini finit en 1814, et la chute de l’empire entraîna celle de la cantatrice, qui, hélas ! fut aussi infidèle que la fortune pour le héros qu’elle avait adoré. Toujours dramatique et toujours sensible, la prima donna ne put se défendre d’aller chanter des duettini amorosi avec lord Castlereagh, qui, pour un Anglais et pour un premier ministre, n’avait pas la voix trop fausse, nous assure Blangini, qui les accompagnait au piano. Dans ces soirées intimes, chez l’homme qui avait été le principal agent de la coalition contre Napoléon, on voyait Mme Grassini, drapée dans un grand châle de l’Inde qui lui servait de manteau, déclamant avec pompe les plus beaux passages des rôles qu’elle avait joués sur le théâtre des Tuileries. Le duc de Wellington, qui assistait à ces soirées et qui aimait autant la musique que les belles cantatrices, écoutait avec ravissement cette voix magnifique qui avait charmé les loisirs du conquérant de l’Europe. Le héros équivoque de Waterloo n’était pas fâché de s’entendre dire par la belle Cléopâtre :

Adora i cenni tuoi, questo mio cor fedele,


et l’histoire nous affirme, toujours par la bouche de Blangini, que le