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activité de cette race invincible. Les Israélites de la famille portugaise ont produit au moyen-âge des poètes, des rabbins, des savans, qui ont tracé un sillon original dans le champ de la pensée humaine ; ce sont les Juifs de l’Allemagne qui règnent désormais dans les arts comme dans la finance. Sans sortir du domaine des lettres, Moïse Mendelssohn et Rahel de Varnhagen, Louis Boerne et Henri Heine doivent être rangés parmi les maîtres de la pensée allemande ; ils sont de ceux qui, par des mérites opposés et dans des périodes très différentes, ont le plus vivement agi depuis cent ans sur la conscience publique. Si diverse qu’ait été leur influence, il existe toujours entre eux un lien qui les unit ; ils suivent tous la direction dont Mendelssohn est le chef, ils s’élèvent au-dessus des strictes observances du judaïsme, et, tout en conservant un caractère à part, ils passent de l’étroite enceinte du temple à l’assemblée du genre humain, où la philosophie les introduit, une philosophie tantôt pieuse et sereine comme chez l’auteur du Phédon, tantôt fantasque et hardie comme chez Rahel, tantôt sceptique et poétiquement railleuse comme chez Louis Boerne et Henri Heine. Ce n’est pas tout-à-fait à ce groupe d’esprits qu’appartient M. Léopold Kompert. Le caractère particulièrement juif dont ses devanciers s’éloignaient, le peintre des paysans de la Bohême est bien forcé de s’y attacher. Tandis que les esprits d’élite entrent de plus en plus dans la grande famille humaine, il y a des populations entières qui conservent avec une piété inaltérable les coutumes, les croyances, les préjugés, les terreurs, les espérances invincibles, toutes les poétiques singularités de cette race orientale dispersée dans les brumes de l’Occident. Il y a des cœurs qui souffrent et des ames qui vivent du plus pur enthousiasme. Sous le chaume de la masure, dans les rues immondes du Ghetto, au milieu des mauvais traitemens et des malédictions, il y a des douleurs déchirantes, des dévouemens sublimes, de merveilleuses extases, que la foi seule, surtout une foi opprimée, peut faire jaillir des profondeurs de l’ame. Voilà le sujet qu’a choisi M. Kompert, voilà le monde mystérieux où nous introduisent ses peintures.

N’y a-t-il pas de graves dangers pour un artiste dans ces travaux d’une nature si spéciale ? A Prague, à Presbourg, nous allons entrer avec M. Kompert dans le dédale obscur du Ghetto ; nous allons visiter ces maisons ténébreuses et sales que le chrétien en passant regarde avec une sorte d’horreur, et qui semblent aussi, dans leur silence hargneux, maudire tout bas le chrétien qui passe. Nous allons voir des croyances séculaires, des mœurs qui remontent aux premiers jours du monde, des préjugés enracinés par une persécution de deux mille ans dans la famille d’hommes la plus opiniâtre qui fut jamais, et transmis de génération en génération à travers toutes les vicissitudes des âges. Quelle inspiration l’auteur va-t-il puiser dans une pareille étude ?