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ceux-ci deviennent ses très humbles serviteurs. L’insuccès de cette dernière épreuve décourage la persécution, et l’Orphée chinois obtient de franchir de nouveau la grande muraille, menant en laisse les tigres de la Mantchourie.

Depuis deux cent cinquante ans, les Tartares sont assis sur le trône qu’occupait glorieusement la dynastie des Ming, leur volonté est respectée dans tout l’empire ; mais sur la scène ils ont toujours le dessous. Un dernier ballet nous montra des Chinois et des Tartares aux prises. Les Tartares étaient représentés par de grands diables noirs auxquels un Chinois, après des discours aussi longs que ceux de Diomède ou d’Hector, ne manquait jamais d’appliquer quelque bon coup de sabre ou de lance. Le Tartare sortait en boitant et rentrait par une autre porte pour recevoir une nouvelle blessure. Un dernier coup d’estoc le jetait à terre. Les guerriers le chargeaient sur leurs épaules et l’emportaient dans la coulisse. Les Chinois, faisant retentir l’air de leurs cris de triomphe, s’empressaient alors d’élever le vainqueur sur le pavois.

Au milieu des mille sensations qu’éveillait dans l’auditoire un spectacle si varié, les heures s’écoulaient sans qu’aucun de nous songeât à se retirer. Ce ne fut que bien avant dans la nuit que nous pûmes nous arracher à l’hospitalité du taou-lai. Deux fois encore, chez M. de Montigny et à bord de la corvette, nous revîmes l’aimable Mantchou ; mais le palais de Lin-kouei ne s’ouvrit plus pour les officiers français. Depuis quelques jours déjà, nous avions annoncé l’intention de quitter Shang-hai, et ce fut au consulat de France qu’assis à la même table Lin-kouei et M. Forth-Rouen se firent leurs derniers adieux. Soit que cette prochaine séparation eût attristé son ame, soit qu’un sombre pressentiment, — the shadow of coming events, — lui présageât la disgrace à laquelle devaient aboutir ses tendances libérales[1], Lin-kouei pendant tout le repas se montra distrait et mélancolique. Vers neuf heures du soir, il demanda la permission de se retirer, et nous n’essayâmes pas de le retenir. Avant de nous séparer, nous échangeâmes une dernière fois les vœux les plus fervens pour une amitié de dix mille ans entre la France et la Chine, et, le lendemain, l’œil de Lin-kouei eût en vain cherché la Bayonnaise sous les quais de Shang-hai. Secondés par une brise favorable, nous descendîmes rapidement le Wampou, et vînmes jeter l’ancre le 11 février, devant le village de Wossung, où nous attendîmes vingt-quatre heures une marée propice pour donner dans le Yang-tse-kiang.

Notre passage à Shang-hai fut trop rapide pour avoir sur la santé de

  1. Disgracié quelques mois après notre départ, Lin-kouei est venu, en 1851, reprendre son poste à Shang-hai ; mais, instruit par une sévère leçon, il s’est bien gardé de montrer de nouveau vis-à-vis des Européens les sympathies qui avaient failli l’entraîner à sa perte.