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au fond d’un ciel pur. Ces faces concaves et impassibles étaient bien loin assurément de rappeler la grace majestueuse du profil grec ou la piquante mobilité d’une physionomie française. Le véritable charme de ces deux jeunes femmes consistait dans la modestie de leur contenance et la douceur bienveillante de leur regard. Restées chinoises même en devenant chrétiennes, elles se gardèrent bien de se mettre à table avec nous, et assistèrent debout à ce premier repas, qui n’était d’ailleurs qu’un essai, un prélude au véritable dîner.

Ce fut au rez-de-chaussée que nous trouvâmes cette modeste collation que nous avait annoncée l’humilité de Lo-tsuen. Un mandarin de première classe, un tsong-tou, n’eût pas mieux fait. À la vue de cette table chargée de mets étranges et fumante de vapeurs inconnues, nous craignîmes de retrouver sous ce toit ami les trahisons qui nous avaient accueillis à Canton, et, malgré tout le chagrin qu’en pouvait concevoir Lo-tsuen, malgré toutes ses instances, les plus sages d’entre nous s’abstinrent. Il fallait une résolution bien ferme pour ne pas céder à ce bon vieillard, si fier de ses illustres hôtes, si heureux de ce grand jour ; mais du sam-chou ; des oeufs fermentés et de l’huile de ricin ! de bonne foi, était-ce possible ? Nos démonstrations affectueuses réussirent, je l’espère, à consoler notre hôte ; du moins, quand nous le quittâmes, le nuage qui avait un instant assombri son front avait complètement disparu, et j’aime à penser que sa mémoire ne garda, comme la nôtre, qu’un souvenir agréable du 4 février 1849. Pour nous, un intérêt plus sérieux que celui d’une vaine curiosité nous avait rendu cette visite précieuse. Ce n’était point seulement au sein d’une maison chinoise qu’une circonstance inattendue nous avait fait pénétrer, c’était la porte d’une maison chrétienne que l’invitation de Lo-tsuen nous avait ouverte. Nous étions maintenant suffisamment éclairés sur une question long-temps débattue entre nous, et le zèle des missionnaires catholiques était légitimé à nos yeux. Aux personnes qui pourraient douter de l’heureuse influence exercée par leurs prédications, qui demanderaient encore si, en convertissant les Chinois à l’Évangile, ils les rendent meilleurs, ces nouveaux apôtres feront bien de montrer le vieux Lo et sa jeune famille. Il n’est point d’homme sincère qui ne sorte de cette maison à jamais guéri de ses doutes et prêt à rendre hommage aux bienfaits d’un généreux prosélytisme.

Le taou-tai cependant était revenu de Sou-tcheou-fou. Le préfet apostolique du Kiang-nan, Mgr Maresca, voulut faire asseoir à sa table un homme devant lequel, peu de mois avant le traité de Wampoan il n’eût pu paraître qu’agenouillé et chargé de chaînes. Lin-kouei accepta l’invitation de l’évêque, et la cour de la résidence épiscopale reçut dans sa modeste enceinte le nombreux cortège du taou-tai. Arrivés les premiers à l’évêché, nous vîmes défiler devant nous les bourreaux