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qu’entraîne à sa suite le nouvel an chinois n’eussent encore, pour quelques jours, fermé toutes les boutiques et interrompu toutes les affaires. Depuis que le soleil avait atteint le 15e degré du verseau, et que la lune naissante avait signalé le commencement de la vingt-neuvième année du règne de Tao-kouang, les marchands de Shang-hai, retirés au fond des plus secrets asiles de la vie privée, ne songeaient plus qu’à recevoir gaiement leurs amis et à écarter les esprits malfaisans du foyer domestique. On sait que les Chinois attribuent la plupart des maladies qui les affligent à quelque influence diabolique. Ils ont les cinq démons impurs, — les laom-zen, — que je soupçonnerais d’une secrète parenté avec les succubes du moyen-âge. Ces démons s’attaquent de préférence aux nouvelles mariées ou tourmentent sans pitié les maris fidèles. D’autres esprits subalternes frappent le corps de paralysie et la langue de mutisme, s’amusent à briser la vaisselle, ou viennent, pendant la nuit, ouvrir et fermer les portes et les fenêtres avec fracas. Ces lutins si importuns sont heureusement d’une poltronnerie extrême. Le bruit des pétards les effraie, le son belliqueux du gong les fait fuir. Aussi, quand au premier jour de l’année nouvelle il a nettoyé et orné son habitation, quand il a décoré l’autel des dieux lares des vases de porcelaine où fleurit sur un lit de cailloux humides la fleur du narcisse, le marchand chinois n’a-t-il pas de soin plus pressant que de s’armer du gong ou des cymbales pour mettre en fuite les démons qui rôdent autour de sa demeure. Les étrangers qui s’aventurent à cette époque dans les rues tortueuses de Shang-hai seraient tentés de se croire au milieu d’un vaste hospice d’aliénés. Au sein de chaque boutique bien close rugit le plus épouvantable tapage : on dirait des damnés ou des fous qui secouent leurs chaînes. On ne soupçonnerait jamais que ce sont des citoyens paisibles qui accomplissent pieusement un devoir religieux et se délassent de cette façon des pénibles travaux de l’année.

Puisque l’accès des magasins où se trouvaient rassemblés les futiles trésors - objet de notre convoitise - nous était pendant quelques jours interdit, il fallait remettre à un autre moment le plaisir de fouiller les plus secrètes étagères du marchand de porcelaines ou du marchand de curiosités, et chercher un autre emploi à nos loisirs. Sur un terrain où tout était nouveau pour nous, il suffisait d’errer à l’aventure pour faire une ample moisson de détails instructifs et de curieuses impressions de voyage ; mais, chose singulière, nous nous étions fait, avant d’arriver sur les côtes du Céleste Empire, l’idée d’une Chine si bizarre, d’une planète si différente de la nôtre, qu’à Shang-hai comme à Canton