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Matteo et sa femme, nourris dans la crainte de Dieu et des Carthaginois, déclarèrent qu’ils n’osaient donner leur fille à un homme qui ne savait pas même s’il était ou non contumace. Le jour fixé pour le mariage était passé. La Zita regardait en soupirant sa parure de noce ; Carlo frissonnait à la vue d’un gendarme, et le seigneur Germano enrageait de ces empêchemens qui retardaient l’union de deux jeunes gens de belle stature, et par conséquent l’accroissement de la population sicilienne.

Sur ces entrefaites, un ingénieur en tournée d’inspection observa que la barrière de bois qui fermait l’avenue de la villa Germana empiétait sur le tracé de la route postale de Messine à Catane. On fit un procès-verbal, et le marquis reçut sommation de reculer la barrière de trois bras. Cette rigueur était d’autant plus étrange, que la route mal entretenue et coupée par les torrens qui descendent des montagnes, est tantôt large et tantôt étroite, selon les voies que tracent les voitures sur le bord de la mer. Le marquis se rendit à pied au bout de son avenue pour examiner l’état des choses. Après avoir mesuré les distances, il s’assura que la barrière avançait d’un bras, mais non de trois. Il marqua lui-même la place où devaient être plantés les poteaux, et il envoya immédiatement des ouvriers qui reculèrent la barrière d’un bras. Le marquis reçut de nouvelles sommations. Il n’en tint compte. On lui fit un procès. Le meilleur avocat du pays fut chargé de cette affaire. Tandis qu’on plaidait, le seigneur Germano, assis devant un café de Messine, buvait une limonade au milieu d’un cercle de curieux. Un père capucin, qui avait souvent trouvé un gîte à la villa Germana, vint s’asseoir près de son hôte, et lui dit à l’oreille : — Mon fils, vous qui passez pour l’homme le plus sage et le plus savant de ce pays, est-il vrai que vous plaidiez pour une barrière de bois ?

— Mon père, répondit le marquis, je suis fort au-dessous de ma réputation. Il est temps qu’on me retire une estime que je ne mérite point. Vous ne savez pas combien d’idées folles le sirocco fait éclore dans ma cervelle. Quelles preuves de sagesse le monde se croit-il donc en droit d’exiger d’un pauvre homme qui a été amoureux de la fille de son fermier, et qui fait cependant tout ce qu’il peut pour la marier avec un simple muletier, non parce qu’elle a cessé de lui plaire, mais parce qu’il aime encore plus que cette fille une autre personne dont il se considère comme le fils bien plutôt que l’amant ? Est-ce là se conduire en sage ?

— Peut-être, reprit le capucin. Vous avez eu vos motifs, et je ne puis les juger sans connaître le fond de votre pensée. Mais que vous importent deux bras de terrain et une barrière de bois ? Est-ce la peine pour si peu de batailler et de faire parler toute la ville ?

— Si vous connaissiez le fond de ma pensée, répondit le marquis,