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Lorsque je voulus tenter une ascension au sommet de l’Etna, on me conduisit chez le savant et obligeant M. Gemellaro, dont les lumières et l’expérience sont d’un grand secours aux touristes dans cette entreprise difficile. M. Gemellaro, que les gens du pays appellent le docteur de l’Etna, demeure à Nicolosi, dernier village qu’on rencontre en gravissant la montagne, et au-delà duquel commence le chaos formidable dont le feu et la neige se disputent l’empire. Le docteur a consacré sa vie entière à l’étude de ce volcan, qu’il aime avec la tendresse d’un propriétaire. Il connaît les défilés dangereux, les abîmes, les beaux points de vue, les passages qu’il convient de choisir selon le temps et la saison, et, quand il arrive malheur à un voyageur imprudent, M. Gemellaro en est inconsolable à cause de l’échec que reçoit la réputation de son cher Etna. Sur la table du docteur est un modèle en relief de la montagne, fait par lui-même, et où il n’a oublié aucun détail. Tandis que nous admirions, mes compagnons de voyage et moi, ce chef-d’œuvre d’exactitude et de patience, M. Gemellaro nous dit en souriant avec une bonhomie charmante : « Je suis un mezzo-matto. »

Avant cela, dans un café de Catane, j’avais entendu, au milieu d’une conversation entre plusieurs personnes, un homme échauffé par la discussion s’écrier : « Ne me poussez pas ainsi, car je suis mezzo-matto, et je pourrais vous dire des choses qui ne vous feraient pas plaisir. » — En effet, cet homme finit par railler outrageusement ses interlocuteurs, qui n’osèrent point se fâcher, grace à la précaution oratoire et aux licences qu’elle autorisait. Une autre fois, à Syracuse, j’aperçus une jeune fille assise sur un toit et qui pleurait de tout son cœur. — « En voilà une, me dit mon guide, que l’amour a rendue mezza-matta. » On voit par ces trois exemples si différens que cette expression s’emploie volontiers en Sicile avec plus ou moins de justesse et de mesure. La définition du mot étant faite, il s’agit maintenant de chercher, parmi toutes ces variétés, un type qu’on ne puisse ni rencontrer dans un autre pays, ni appeler d’un autre nom.

Sur une place de Messine, j’eus l’avantage de découvrir le modèle du mezzo-matto sicilien : c’était un homme de quarante ans, maigre, osseux, un peu voûté, avec de gros sourcils noirs, arqués et mobiles, des yeux étincelans et des traits aquilins. Sa physionomie changeait souvent, et on aurait cru que les pensées tournaient incessamment dans sa tête comme la lanterne d’un phare. Tantôt un sourire fui relevait ses lèvres, tantôt il faisait une lippe comique et pleureuse ; sur son visage, l’inquiétude succédait au calme, la gaieté à la mélancolie, la bienveillance à la mauvaise humeur, par des transitions si soudaines, qu’en le regardant on imitait malgré soi ses grimaces. La première fois que je le vis, il portait un pantalon noir, une veste de toile, un grand chapeau de paille, point de cravate ni de gilet, ce qui lui