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Shakespeare. Or, ici encore les élémens fournis par l’histoire ont été métamorphosés par l’imagination du poète. Le récit de Saxo Grammaticus nous émeut sans doute ; mais quel abîme entre le récit et la tragédie de Shakespeare ! Saxo Grammaticus raconte les faits, Shakespeare a créé les caractères, et cette création marque sa place parmi les plus grands esprits.

Je regrette que M. Guizot, en parlant du Roi Lear, ait négligé de comparer l’œuvre du poète anglais à l’OEdipe de Sophocle. Il aurait trouvé dans cette comparaison l’occasion toute naturelle de montrer en quoi le génie antique diffère du génie moderne ; il aurait pu insister sur la simplicité qui caractérise le génie grec, et cependant signaler de nombreuses analogies entre le poète d’Athènes et le poète de Stratford. Une telle comparaison n’eût pas été un pur jeu de rhéteur. Muni d’une solide érudition, M. Guizot n’eût pas manqué de la rendre intéressante. Les amis les plus sincères de l’antiquité ne peuvent méconnaître ce qu’il y a de vrai dans la douleur du roi Lear, et je suis sûr que les lecteurs sérieux voient dans Cordelia la digne sœur d’Antigone.

Les drames historiques de Shakespeare, publiés sept ans après sa mort par ses camarades Heminge et Condell sous le nom d’histoires, ont suggéré à M. Guizot des réflexions pleines de justesse. Le critique français ne partage pas l’enthousiasme des critiques anglais pour ces ouvrages si populaires au-delà de la Manche, et je m’associe pleinement à ses réserves. Quelle que soit en effet la puissance déployée par le poète, il est hors de doute que, parmi ces histoires, Richard III peut seul se comparer à ses tragédies. La Vie et la Mort du roi Jean, Henri IV, Henri V, Henri VI, Henri VIII, sont des chroniques dialoguées. Le génie qui éclate dans plusieurs scènes ne suffit pas à racheter l’absence d’unité. C’est le cas de rappeler ce que disait le précepteur d’Alexandre en comparant l’Héracléide à l’Iliade une biographie n’est pas une action. La colère d’Achille offre tous les élémens d’une épopée, tandis que la vie d’Hercule renferme le sujet de plusieurs épopées. Les histoires de Shakespeare ressemblent trop à l’Héracléide, et M. Guizot a très bien fait d’insister sur ce point.

Ce qu’il dit de Richard III, en le comparant à Henri VIII, mérite d’autant plus d’être signalé à l’attention que ces réflexions, bien que présentées en termes généraux et sous forme théorique, renferment la critique anticipée de tout ce qui s’est fait en France depuis vingt ans. Qu’avons-nous vu en effet sur la scène ? Les poètes qui se donnaient pour les disciples et les fils de Shakespeare n’ont guère consulté que ses histoires. Ils ont entassé comme lui incidens sur incidens sans se donner la peine de les relier, de les étreindre dans un nœud vigoureux. Ils ont mis l’unité d’action sur la même ligne que l’unité de temps et l’unité de lieu. Leurs œuvres peuvent se comparer à la lanterne