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forme précise. C’est pourquoi je sais bon gré à M. Guizot d’avoir fait dans cette riche galerie un triage intelligent et sévère. Tout en reconnaissant les emprunts nombreux du poète de Stratford aux nouvellistes italiens, il a très nettement établi la part qui lui revient. Ouvrez en effet le recueil de Giraldi Cintio, lisez le récit qui a fourni les élémens d’Othello, il est incontestable que le conteur italien nous offre tous les incidens dont Shakespeare a fait usage ; mais quelle prodigieuse différence entre le récit et la tragédie ! Le récit de Giraldi contient sans doute le germe de la tragédie ; mais, pour féconder ce germe enfoui sous un tas de détails vulgaires, il fallait un génie puissant, et c’est ce que M. Guizot a très bien démontré. Entre Shakespeare et Giraldi, il y a toute la différence qui sépare le penseur du conteur. Giraldi indique à peine les caractères et ne prend jamais la peine de les approfondir : Shakespeare nous explique l’ame d’Othello, de Desdemona et d’Iago avec une précision qui ne laisse rien à désirer. Le récit de Giraldi, lu et relu par une intelligence secondaire, ne serait devenu qu’un drame de boulevard : élargi, métamorphosé par le génie de Shakespeare, c’est une des œuvres les plus belles, les plus émouvantes dont la mémoire humaine ait gardé le souvenir. C’est par l’analyse surtout que le poète anglais domine le plus grand nombre des poètes européens. Calderon, malgré l’abondance de ses pensées, demeure bien au-dessous de lui. M. Guizot, sans parler du poète espagnol, a très nettement caractérisé le mérite d’Othello. Toutes ses paroles révèlent la connaissance profonde du sujet qu’il traite. Il est si rare aujourd’hui de rencontrer un écrivain familiarisé avec les matières dont il parle, que nous saluons avec bonheur ceux qui marchent d’un pas ferme sur un terrain connu depuis long-temps. M. Guizot nous inspire pleine confiance ; nous sentons, en l’écoutant, qu’il ne dit rien au hasard. Chacune de ses paroles repose sur un fait contrôlé avec soin, et la confiance qu’il nous inspire ajoute une valeur nouvelle à toutes ses pensées.

Ce que j’ai dit d’Othello, je pourrais le dire avec une égale justesse de Roméo et Juliette. Tous ceux, en effet, qui ont lu le récit de Luigi da Porta savent très bien que la nouvelle italienne, malgré le charme ingénu de plusieurs détails, ne peut se comparer à la tragédie de Shakespeare. Le poète anglais a transformé Luigi da Porta comme il avait transformé Giraldi Cintio. Il a pris dans le conteur le thème de ses paroles, mais ses paroles lui appartiennent tout entières, et personne n’a le droit de les réclamer. Luigi da Porta esquisse à peine les deux figures de Roméo et de Juliette, que Shakespeare a su revêtir d’une grace enchanteresse. M. Guizot ne l’ignore pas et n’a pas eu de peine à le démontrer. Ce qu’il dit d’Hamlet mérite une attention particulière. Hamlet en effet, pour tous les esprits studieux, est à coup sûr l’œuvre la plus savante, la plus profonde qui soit sortie du génie de