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de quelques-uns de ses projets les plus hasardeux : « J’avais bien soin de lui cacher, dit-il, combien j’étais préoccupé de certaines pensées qui avaient pris racine en moi, et qui allaient grandir peu à peu jusqu’à la hauteur de créations poétiques. » Ces favoris de son imagination, c’étaient Goetz de Berlichingen et Faust. La pensée de Faust surtout l’obsédait. « L’idée de cette pièce de marionnettes, ajoute-t-il, retentissait et bourdonnait en moi sur tous les tons ; je portais en tous lieux ce sujet avec bien d’autres, et j’en faisais mes délices dans mes heures solitaires, sans toutefois en rien écrire[1]. » Grande fut la surprise du monde littéraire quand, dix ans plus tard, Goethe publia les premiers fragmens de cette œuvre originale. L’Allemagne épiait avec espérance tous les mouvemens de ce beau génie, qui avait fait, à vingt-cinq ans, une révolution dans l’art dramatique par Goetz de Berlichingen, et une révolution dans le roman, et presque dans les mœurs publiques, par Werther : elle s’émut de lui voir choisir cette légende de marionnettes pour en faire le sujet d’une épopée dramatique ; mais quand, au commencement du siècle, deux publications successives eurent enfin montré dans son ensemble la première partie de Faust, l’admiration fut générale, le succès immense. Tous les théâtres, allemands et étrangers, voulurent avoir leur Faust ; on mit ce sujet en romans, en opéras, en ballets, en pantomimes ; on l’arrangea pour les ombres chinoises[2]. Chose singulière, l’émotion causée par l’apparition de cette œuvre transcendante, souvenir poétisé et agrandi des marionnettes, ramena presque aussitôt l’attention publique sur la vieille légende et sur l’humble scène qui en avait fourni l’occasion et la pensée. Des joueurs de marionnettes intelligens, Schütz et Dreher, Geisselbrecht, Thiémé et Éberlé[3], exploitèrent habilement cette nouvelle disposition des esprits. En 1804, les deux associés, Schütz et Dreher, vinrent de la Haute-Allemagne, apportant une vieille rédaction de Faust, purgée des interpolations ridicules qu’y avaient insérées Reibehand et Kuniger au temps des Haupt-Actionen[4]. Toute la haute compagnie de Berlin y accourut. Les femmes, les poètes, les philosophes, les critiques s’y pressaient en foule, curieux de comparer le vieux drame populaire avec le nouveau chef-d’œuvre qui en était émané[5]. Dreher et Schütz se concilièrent tous

  1. Goethe, Aus meinem Leben (Mémoires), 2e partie, livre Xe. Werke, t. XXV, p. 318.
  2. Faust fut joué aux ombres chinoises des frères Lobe. À Dantzig, en 1797, on imprima le Doctor Faust, ein Schattenriss, et à Leipzig, en 1831, M. Harro Harring publia dans le Litterarische museum Faust accommodé à la mode de ce temps, ein Schattenspiel.
  3. Voyez Chr. Ludw. Striglitz aîné, Faust als Schauspiel… article du Taschenbuch de Raumer, 1834, p. 193-202 reproduit, dans le Closter, t. V, p. 692.
  4. Voyez notamment ce que rapporte M. Schütze (ouvr. cité, p. 62) d’une représentation du Doctor Faust, remplie d’extravagances, qui fut donnée à Hambourg en 1733.
  5. Franz Horn, Ueber Volksschauspiele…(Sur le théâtre populaire en général et sur la pièce de Faust en particulier), extrait de Die Poesie… (La Poésie et l’Éloquence en Allemagne avant Luther), Berlin, 1823, t. II, p. 256-284, et dans le Closter, t. V, p. 672.