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pourrait croire qu’il s’agit d’un mariage. Nullement, ou, si l’aventurier a jeté son dévolu sur une héritière, ce n’est que pour faire d’une pierre deux coups. Son plan est moins poétique ; mais ici il faut encore une explication pour les lecteurs français.

Il existe en Russie une institution établie par le gouvernement qu’on nomme conseil de tutelle, et qui, pour éviter aux propriétaires endettés le danger d’avoir affaire aux usuriers, leur avance des fonds sur la justification de leurs titres de propriété, à raison de 200 roubles par paysan. C’est une espèce de mont-de-piété où l’on prête sur dépôt d’âmes. Pourvu de titres établissant qu’il possède un millier de paysans, Tchitchikof pourra soutirer au conseil de tutelle 200,000 roubles avec lesquels il fera bien de voyager dans l’Europe occidentale de peur que la justice ne l’envoie du côté opposé.

Il fut un temps où les romans picaresques ont été à la mode en France comme ils l’ont été en Espagne. Cette mode était contemporaine de la galanterie raffinée et des préjugés chevaleresques ; alors, entre les coquins créés par les romanciers et les nobles personnages qui lisaient leurs prouesses, il y avait un tel abîme que la peinture de ces mœurs de bohémiens pouvait offrir l’intérêt d’un voyage dans un monde inconnu. Aujourd’hui malheureusement, après tant de révolutions qui ont décomposé et recomposé la société, il n’y a personne, du moins dans notre pauvre pays, qui ne soit blasé sur les coquins et qui n’ait le regret d’en avoir trop vu et connu. Les gentillesses des escrocs ont perdu beaucoup de leur mérite ; d’ailleurs il en est d’eux comme des bandits : la Gazette des Tribunaux a trop d’avantage sur les romanciers. Outre ce que le sujet a de repoussant, le roman de M. Gogol a le défaut capital de pécher fortement contre la vraisemblance. On me dira, je le sais, que l’auteur n’a pas inventé son Tchitchikof, qu’il s’est fait en Russie des spéculations sur les âmes mortes, il y a peu d’années, avec tant de succès, que des mesures législatives ont été prises pour éviter le renouvellement de pareille friponnerie ; mais ce n’est pas la spéculation elle-même qui me paraît invraisemblable, c’est la façon dont elle est conduite. Un marché de cette espèce n’a jamais pu avoir lieu qu’entre filous, et M. Gogol le rend impossible en mettant son héros en rapport avec des provinciaux niais seulement. Quelle opinion peut-on avoir d’un homme qui demande à acheter des âmes mortes ? Qu’il est fou, ou bien qu’il médite une escroquerie. On a beau être provincial, on ne peut qu’hésiter entre les deux opinions, et, pour conclure le marché, il faut de toute nécessité être un coquin.

Au reste, à part ce défaut de la donnée générale, les détails de mœurs et les portraits sont tracés de main de maître. C’est une espèce détour de force que d’avoir tiré tant de scènes si différentes et si plaisamment nuancées d’une situation qui demeure toujours la même. Pour que le