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tion par les injures dont il accablait le cipaye en lui lançant à la face des expressions empruntées au vocabulaire du bazar, celui-ci s’esquivait modestement au milieu de son triomphe. Replaçant sur son épaule son paquet de voyage, il sortit de la bourgade, accompagné de Padmavati qui le suivait tristement, en proie à un serrement de cœur inexprimable. À peine débarrassé du seul homme qui osât lui tenir tête, le chef du village recouvra tout son sang-froid. D’une main ferme, il saisit par sa longue boucle d’oreilles le premier mécontent qui se trouva à sa portée : c’était un marchand de fruits petit et grêle, à la voix flûtée, assez madré pour voler ses voisins, mais trop fin pour se laisser dévaliser, même par un Kouravar.

— Voyons, lui dit le patel, tu oses dire qu’on t’a pillé ?

— Il ne m’a rien été pris, à moi, répondit l’Hindou en balbutiant ; ce changeur que voilà réclame une poignée de païças qui lui ont été enlevés comme il dormait à côté de sa cassette.

— Je ne réclame rien, s’écria vivement le changeur, qui devait lui-même quelque argent au patel, et je n’ai chargé personne de porter plainte en mon nom. C’est cette femme de laboureur qui est là, devant vous, qui fait tout ce bruit pour trois oeufs qui auraient disparu de son panier.

— Non, non, interrompit la marchande ; j’avais mon panier à mon bras : c’est dans celui de ma sœur que le vol a été commis.

— Vous êtes tous des menteurs ! dit le patel ; vous êtes tous des pillards ! et, quand ces pauvres diables de Kouravars paraissent dans le pays, vous leur mettez sur le dos tous les larcins que vous avez commis vous-mêmes dans le courant de l’année. Si je faisais pendre comme rebelles une demi-douzaine d’entre vous au choix, je n’aurais pas à me reprocher la mort d’un seul homme honnête. Retirez-vous, ou je fais un exemple !

Il n’eut pas la peine de le dire deux fois ; la foule se dispersait d’elle-même. On eût dit d’une de ces nuées de corbeaux qu’on voit s’abattre autour d’un ciseau de proie, le harcelant de leurs cris et l’étourdissant de leurs clameurs, mais qui prennent leur vol dès que l’oiseau aux serres crochues hérisse seulement ses plumes. Le patel n’avait pas tout-à-fait renoncé à sévir contre ses administrés ; pour imposer silence aux mauvaises langues, il fit mettre en prison le petit marchand de fruits, et ne l’en laissa sortir que moyennant finance. Cette émeute, si vite calmée, ne fut donc pas pour lui sans profit, et il s’en consola en répétant le proverbe indien qui dit : « D’une bonne vache à lait, on peut bien souffrir quelques coups de pied. »