Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/997

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— J’aurais pourtant aimé le voir dormir, répliqua le cipaye en versant dans son écuelle de bois le riz fumant et blanc comme la neige. Et la vieille kouravar, tu ne l’as pas revue ? Il m’a semblé qu’elle rôdait tout à l’heure sous ces arbres.

— La vieille ?… je ne l’ai ni vue ni entendue, dit Padmavati. Ce n’est pas elle que tu as aperçue ; elle m’aurait bien éveillée pour me demander l’aumône. Pauvre femme ! on dirait qu’elle jeûne depuis qu’elle est en âge de marcher.

Tout en causant, les deux époux absorbaient avec un appétit dévorant le carry et les fruits, dont une centaine de corneilles, hôtes du figuier séculaire, leur disputaient avidement les restes. Tout à coup un petit cri fit dresser l’oreille à la jeune mère ; elle leva précipitamment le mouchoir qui recouvrait l’enfant, et poussa une exclamation de surprise.

— Eh bien, qu’a-t-il ? demanda le cipaye.

Padmavati ne répondait pas : elle avait pris l’enfant dans ses bras et cherchait à calmer ses cris ; mais la pauvre petite créature se tordait dans des convulsions horribles. — Le soleil de ce matin lui a fait mal, dit enfin Padmavati ; la douleur le rend méconnaissable… Il n’est plus le même ! – Et elle le berçait en le pressant sur son sein.

— Femme, répliqua le cipaye, qui contemplait avec tristesse le visage contracté de l’enfant, la vieille a passé par ici… elle a jeté un sort sur le petit… c’est bien elle que j’ai vue. Laisse-moi courir au campement des Kouravars ; je l’amènerai ici de force, et il faudra bien qu’elle guérisse la maladie qu’elle lui a donnée, ou je lui tords le cou, foi de cipaye !

Il ne tarda pas à se convaincre que les Kouravars avaient décampé. Abandonner sa femme dans un pareil moment et poursuivre ces vagabonds par monts et par vaux était chose impossible. Il revint donc au pas de course, inquiet, agité de mille pensées contradictoires. — Ils sont partis ! s’écria-t-il, ils sont partis, preuve qu’ils ont commis quelque méchante action dans le voisinage ! Et toi, Padmavati, qui plaignais cette vieille sorcière ! Vois dans quel état elle a mis notre enfant !

La pauvre femme pleurait ; en vain essayait-elle d’apaiser les cris du petit être qu’elle couvrait de baisers, et qui la repoussait avec ses mains crispées. Accablé de chagrin, le cipaye s’arrachait les cheveux, s’emportait en imprécations contre les Kouravars, puis retombait dans un morne abattement. — Vois-tu, Padmavati, dit-il enfin avec l’accent d’une profonde tristesse, nous étions trop heureux ; les dieux ont été jaloux ! Depuis six mois, je demandais à mon capitaine un congé pour aller voir ma vieille mère, qui ne te connaît pas encore. Je lui annonce que nous arrivons tous les deux, joyeux et alertes, avec le plus joli marmot… Et puis voilà qu’un spectre hideux survient à la traverse…