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antique monarchie ; elle arrive du vieux palais de Buckingham, assise au fond de son carrosse d’état, entourée de ses gardes du corps, accueillie par les hurrahs de la foule qui la salue et qui l’aime ; le canon tire, les trompettes sonnent. La reine met le pied dans le palais de l’industrie : les gentilshommes à la baguette d’or la précèdent, marchant devant elle à reculons comme devant une princesse des légendes d’autrefois. Elle monte sur son trône : aussitôt se rangent autour d’elle les gardes bourgeoises de la Cité, les hallebardiers de la Tour, les gras et respectables mangeurs de bœuf (beef-eaters) : tout ce monde vêtu comme pour jouer des rôles du moyen-âge dans une pièce de Shakspeare. Le promoteur de cette vaste entreprise, le prince Albert, en fait, pour ainsi dire, un public hommage à la souveraine personne dont il est en même temps le royal époux et le premier sujet. La fiction constitutionnelle se mêle ici et se confond presque avec les fictions chevaleresques. L’archevêque de Cantorbery prononce une prière et une bénédiction : à ce seul nom se rattachent encore les plus vénérables souvenirs du passé. On chante l’Alleluia de Haendel ; les chœurs sont conduits par des musiciens anoblis, ainsi que c’était jadis l’usage pour les ménestrels de cour. Le cortége défile, précédé des hérauts d’armes ; il se déroule en ordre le long de ces galeries transparentes. On croirait des contemporains de Henri VIII ou d’Élisabeth perdus dans ce public moderne dont l’affluence les enveloppe, et admirant avec lui les modernes chefs-d’œuvre du travail et de la science.

Est-ce donc là peut-être une fantasmagorie puérile, un de ces jeux d’imagination et d’archéologie comme on en a pu voir quelquefois, par exemple, à Potsdam ? Est-ce par amour de l’art que l’on s’applique ainsi les dehors d’une société qui n’est plus ? est-ce pour étouffer sous une vaine mascarade la société réelle du temps auquel on appartient ? Non, car c’est justement au contraire l’avènement de cette société nouvelle que l’on glorifie de la sorte avec les dehors et les pompes des siècles écoulés. Il y a là une des grandes puissances de l’esprit anglais, celle que j’appellerais volontiers la puissance de continuité. Le peuple anglais n’a pas été mis aux prises avec ces violentes épreuves que nous avons subies, et dans lesquelles nous avons, de nos propres mains, déchiré notre existence nationale en deux moitiés qui ne sont pas encore réconciliées. C’est un fait regrettable, mais c’est un fait qui a sa raison d’être : la France d’aujourd’hui ne s’est constituée qu’en reniant l’ancienne France ; son histoire ne commence pour les masses qu’avec l’explosion guerrière de la révolution ; les masses ignorent jusqu’à nos anciens rois, jusqu’à nos anciens capitaines. Sans nul doute, il faut les leur apprendre ; mais, si l’on veut qu’elles apprennent ces noms illustres des premiers fondateurs de la France, il faut les leur nommer comme l’honneur de la France et non pas comme celui d’un parti. Il n’y a jamais eu de parti en Angleterre qui prétendit s’attribuer le passé à titre de patrimoine, pas plus, en somme, qu’il n’y a eu de parti pour le proscrire : le passé de l’Angleterre est à tous les Anglais ; il ne fournit point d’argumens à l’une des classes de la population contre l’autre. Toutes y remontent et se plaisent à y remonter ; mais pourquoi ? parce qu’aucune ne s’y renferme. Telle est, en effet ; cette puissance de continuité dont je parle ; ce n’est point l’immobilité de la routine : c’est le mouvement de la tradition vivante, c’est le progrès, non pas comme chez nous par secousses lamentables, c’est le progrès sans lacunes