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50,000 mahboubs[1]. Les femmes furent obligées de se défaire de leurs bijoux pour satisfaire les collecteurs turcs ; mais à peine cet impôt de guerre était-il acquitté, que les habitans apprirent qu’ils auraient à verser annuellement 10,000 mahboubs dans la caisse du pacha. Sous le régime précédent, la contribution annuelle de la ville était de 850 mahboubs. Cette nouvelle exaction répandit la consternation dans la cité. Les habitans amenèrent leurs femmes et leurs enfans devant le gouverneur, et, se précipitant la face contre terre, ils le supplièrent de ne pas leur ôter le pain nécessaire à leur subsistance. La ville était réellement hors d’état de payer une si grosse somme. Le pacha le comprit, et, pour ne pas tuer la poule aux oeufs d’or, il réduisit l’impôt annuel à 6,250 mahboubs ; mais de temps à autre cette malheureuse cité est victime de quelque exaction imprévue. C’est ainsi qu’au moment où M. Richardson y est arrivé, l’ordre était venu de lever une contribution extraordinaire, nécessaire, avait dit le pacha, pour entretenir sur les routes des troupes destinées à protéger le commerce. M. Richardson rapporte que la nouvelle de cet acte d’extorsion avait frappé les habitans de Ghadamès d’une telle stupéfaction, qu’ils avaient été deux jours sans paraître hors de leurs demeures, et que pendant ce temps aucun d’eux n’avait vaqué à ses affaires quotidiennes. En effet, le paiement des impôts ordinaires était déjà arriéré de quatre mois. Le gouverneur avait représenté plusieurs fois au divan de Tripoli l’impossibilité où se trouvaient ses administrés de payer ce qu’on exigeait d’eux, et chaque fois il avait reçu du pacha la même réponse : « Il me faut de l’argent. »

Tel est le caractère particulier de l’administration ottomane dans les déserts de l’Afrique. Cette terre si pauvre, où l’industrie humaine s’exerce si péniblement, où les périls du commerce sont si grands et les profits si petits, est considérée par le Turc uniquement comme une source de revenus ; on la pressure, on lui fait rendre tout ce qu’elle peut donner. Politique imprévoyante qui aboutit à la ruine commune du gouvernement et des sujets ! Déjà la misère est extrême dans cette cité, autrefois florissante : l’or et les pierreries en ont tout-à-fait disparu ; les habitans ne font plus qu’un commerce de courtage pour le compte de maisons de Tripoli ; le peu d’argent qu’ils parviennent à économiser est déposé par eux entre les mains des Juifs de la régence, et bientôt le gouvernement turc ne pourra plus faire suer l’argent à ces malheureux, qui n’auront plus rien à Ghadamès. Il faut constater d’ailleurs ce que le gouvernement ottoman fait de bien dans ce pays. Depuis qu’il y est établi, les routes sont devenues beaucoup plus sûres, les relations entre les oasis beaucoup plus fréquentes. Les principales fontaines, où les bandits attendaient autrefois les voyageurs, comme les bêtes fauves attendent les daims le soir près des sources, sont gardées par des postes de soldats. Les Arabes habitant la partie de l’Atlas située entre Tripoli et Ghadamès étaient des voleurs : la Porte les a métamorphosés en gendarmes, qui escortent actuellement les caravanes. Certes, leur protection n’est pas bien efficace ; mais ne vaut-il pas mieux les avoir pour compagnons indifférens sur la route que de les trouver placés en embuscade sur le passage, avides d’un gain illicite ?

  1. Le mahboub vaut environ 5 francs de notre monnaie.