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suite un cigare ; on lui présenta du feu au bout d’une pince, un charbon s’échappa, et comme on s’empressait de secouer sa pelisse qui brûlait, il dit en riant : « Le pacha n’a pas peur du feu. » Je pensai à la bataille de Nézib, où Hafiz avait en effet vu le feu de très près, et où, dit-on, il voulait se faire tuer quand sa cavalerie fut tournée par les Égyptiens et que son infanterie passa du côté d’Ibrahim. Ce grand désastre avait entraîné non-seulement la perte de sa gloire militaire, mais encore celle de toutes ses richesses : sa tente, resplendissante d’or et de soie, pleine de riches tapis et d’objets précieux, était tombée au pouvoir des Égyptiens, et fut saccagée par une soldatesque avide de pillage. Le pacha nous racontait ces tristes scènes avec une philosophie admirable ; il ne paraissait pas regretter ses biens perdus ni les trésors qu’on lui avait enlevés ; son front ne s’obscurcissait que quand il en venait à parler de son infortune comme soldat et de l’obligation où il fut, pour sauver sa fête, de fuir presque seul. En effet, quand tout fut perdu, sans qu’il pût même appliquer à son armée transfuge le mot consolant de François Ier, il s’échappa du champ de bataille où il se voyait abandonné, escorté seulement de cinq à six officiers fidèles et dévoués.. Il se jeta dans le Kurdistân, dont les montagnes et les défilés lui offraient plus de chances de salut. Il y rencontra cependant des ennemis nouveaux, et fut attaqué par un parti nombreux de Kurdes. La petite troupe dut se défendre : elle se comporta vaillamment, le pacha lui-même mit le sabre à la main et tua deux de ces bandits ; mais c’était là une bien faible compensation à la perte d’une grande bataille.

Les compatriotes d’Hafiz-Pacha auraient pu à bon droit le regarder comme un homme excentrique : la plupart des Turcs, endormis, insoucians et apathiques, font ressortir comme une anomalie toute nature vive, spirituelle et sympathique. La veille de notre départ, Hafiz-Pacha nous donna un dernier témoignage de la prodigalité orientale qui, chez lui, s’unissait aux qualités les plus solides ; il envoya à l’ambassade, pour être distribués entre nous, seize chevaux, seize sabres damas, et il alla jusqu’à faire remettre une énorme somme d’argent, 20,000 piastres, qu’il priait l’ambassadeur de répartir entre tous les serviteurs de sa suite. Il fallut accepter les chevaux et les armes, en retour des présens offerts au pacha ; mais les largesses qu’il entendait faire à notre domesticité étaient trop contraires à nos usages pour que l’ambassadeur les agréât. Ce ne fut au reste qu’avec les plus grandes peines, et malgré lui, que le pacha renonça à une libéralité qu’on lui représenta comme un dangereux précédent dans les circonstances analogues que l’avenir pouvait lui réserver.

Il y avait cinq jours que nous nous reposions à Erzeroum : c’était assez ; il fallait remonter à cheval. Nous nous rendîmes tous au sérail