Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/621

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

partout le danger auquel elle a succombé. Le théâtre est sans doute, comme le monde, une occasion de corruption et de chute : nous ne prenons pas le froc cependant, et nous vivons à nos risques et périls dans cette mêlée du monde. Les doctrines de l’église n’ont jamais été d’ailleurs rigoureusement arrêtées sur la question des théâtres. On sait que les premières comédies de la renaissance ont été faites par des cardinaux et jouées devant la cour pontificale. À Rome, le théâtre a toujours été permis aux fidèles, souvent même aux ecclésiastiques. L’église gallicane seule s’est montrée plus sévère : elle semble au moment d’adopter une autre discipline ; le concile provincial de Reims a levé l’année dernière, l’interdit qui frappait encore les comédiens. Sans nier donc les dangers que le théâtre peut offrir au point de vue religieux ou dans l’intérêt des mœurs, nous reconnaîtrons que le bien aussi y peut entrer pour une large part, que la jeunesse y peut puiser un noble enthousiasme, avec ce goût exquis et supérieur qui est comme la fleur de la vertu.

Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille,


n’est-ce pas l’exemple de ce qui peut se contempler de plus élevé et de plus pur dans les sentimens du cœur humain ? Ainsi ému et désintéressé tout ensemble, il ne sent de la passion que ce qu’elle a de divin ; c’est la flamme, moins les alimens grossiers qui la nourrissent.

Hélas ! il faut descendre de ces hauteurs ; ce n’est ni de Corneille ni de Racine qu’il s’agit ici ; personne, de notre temps, ne songe à supprimer les théâtres ; peu de gens s’interdisent d’y aller par scrupule religieux. Les théâtres, nous l’avons dit, sont devenus un des besoins de la population de Paris. Il s’agit uniquement de savoir si, à cet amas de périls dont parlait Bossuet et qui troublaient le grand évêque, on laissera s’ajouter un mal qu’on ne pouvait pas même soupçonner dans le temps où il vivait, l’ardeur et la passion des partis transformant le théâtre en une arène politique.

De la tribune et des journaux, son légitime empire, la politique a successivement envahi l’école, la chaire et les salons : elle a tué la conversation au profit de la discussion ou plutôt de la dispute. Sans doute elle a créé en France un genre d’éloquence que le siècle de Louis XIV n’avait pu connaître ; mais, à part les maîtres, qui s’élèvent toujours, n’importe par quelles routes, vers les régions ’supérieures, — à part les grands esprits, dont la vigueur native ne saurait s’altérer par les vices du régime, l’intelligence générale, le domaine public de la pensée, si je puis dire, s’est laissé envahir et amoindrir par les discussions politiques. Cette société, si renommée par la vivacité, la spontanéité, l’originalité de ses impressions, s’est mise à réciter certaines formules qui sont devenues le fonds commun de tous les esprits. Il y