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quel a été son but ? L’auteur de la Méduse, estimé sévèrement, sans prévention, sans partialité, ne s’est jamais proposé, du moins dans ses œuvres connues, qu’une seule chose, l’expression de la réalité. Or, est-il permis de voir dans l’expression de la réalité le but suprême de l’art ? Je ne parle pas, bien entendu, des formes de la fantaisie ; où l’imitation ne joue aucun rôle. Il est trop clair en effet que l’architecture et la musique n’ont rien à démêler avec la réalité ; mais dans les arts mêmes qu’on est convenu d’appeler arts d’imitation, dans la peinture, dans la statuaire, dans la poésie, l’expression de la réalité ne résume pas la tâche entière de l’intelligence humaine. Phidias, Raphaël, Homère, ont établi leur gloire sur de plus solides fondemens. Les tympans, et la frise du Parthénon, les chambres du Vatican, le récit poétique de la guerre de Troie, offrent aux hommes clairvoyans quelque chose de plus que la réalité. Pour ne pas le comprendre, pour ne pas le proclamer, il faut tout simplement ne pas comprendre le rôle de l’intelligence humaine, et la transformation que subissent les objets en passant du monde extérieur dans la conscience qui les perçoit. Réduire les arts d’imitation à l’expression de la réalité, vouloir que le peintre, le statuaire et le poète se proposent comme but suprême la transcription de ce qu’ils voient, c’est nier la nature et la puissance de l’imagination, c’est confondre l’imagination et la mémoire. Le souvenir ne suffit pas, il faut faire un choix dans les objets que la mémoire nous retrace, et combiner de la façon la plus harmonieuse les traits gravés dans la pensée. Que Géricault connût parfaitement le but de la peinture, qu’il se fût rendu compte de toutes les conditions de son art, je ne songe pas à le mettre en doute. Le Radeau de la Méduse, j’en demeure profondément convaincu, n’eût pas été son dernier mot. Cependant, comme nous devons le juger d’après ses œuvres et non d’après les pensées que nous pouvons légitimement lui attribuer, nous sommes forcés de caractériser ce tableau d’après les seules qualités qu’il nous révèle. Or, ces qualités, sur lesquelles j’ai appelé l’attention, estimées d’une façon générale, se réduisent à l’expression de la réalité. Et s’il est vrai, comme je le pense, sans vouloir essayer de le démontrer, que la tâche du peintre n’est pas renfermée tout entière dans l’imitation, il faut bien reconnaître que Géricault, malgré son prodigieux talent, n’est pas un peintre complet. Je lui rends pleine justice, mais il m’est impossible de voir en lui un homme digne de prendre place à côte de Léonard, de Michel-Ange, de Raphaël.

Je n’ignore pas qu’une telle déclaration semblera puérile à tous les esprits familiarisés avec l’histoire déjà peinture. Aussi n’est-ce pas pour eux que je parle. Je m’adresse au public français, habitué à entendre citer Géricault comme chef, comme rénovateur de la peinture française. Combien de fois le nom de Géricault n’a-t-il pas retenti à