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de comparaison ; si j’essayais de montrer comment la parole, maniée par une puissante intelligence, lutte d’énergie et d’épouvante avec la peinture, je ne trouverais dans mes souvenirs que la tour d’Ugolin. Il y a en effet une évidente analogie entre la scène racontée par le poète florentin et la scène retracée par le peintre français. Dans la tour d’Ugolin comme sur le Radeau de la Méduse, nous voyons le désespoir poussé à ses dernières limites. Si le peintre n’offre pas à nos yeux l’horrible image que le poète, emprunte à l’histoire, la faim étouffant les plus tendres sentimens, l’imagination du spectateur vient en aide à son pinceau, et n’a pas de peine à deviner que la faim sur les flots de l’Océan, comme dans la tour murée de Pise, a dû réduire au silence les affections les plus sincères. Si j’indique ce rapprochement, ce n’est pas que j’y attache la moindre importance. Les devoirs de la poésie et de la peinture sont tellement distincts, les lois qui régissent ces deux formes de la fantaisie sont tellement diverses, qu’on ne pourrait, sans enfantillage insister sur une pareille comparaison. Je n’ignore pas que mon avis trouvera de nombreux contradicteurs : Les pages éloquentes que nous a laissées Diderot ont habitué le public à juger la peinture plutôt d’après les pensées qu’elle suggère que d’après les pensées qu’elle exprime. Malgré ma vive admiration pour Diderot, je considère cette manière de juger comme parfaitement fausse. Avec un pareil système, on arrive à louer des œuvres médiocres, à laisser dans l’ombre et l’oubli des œuvres d’une grande valeur Si les imaginations pareilles à celles de Diderot sont rares, on m’accordera bien qu’il se rencontre dans les classes lettrées un grand nombre d’intelligences capables de compléter, d’interpréter et parfois même de dénaturer par leurs souvenirs le tableau placé devant leurs yeux ; si, au lieu d’estimer l’œuvre en elle-même, le spectateur l’estime d’après les idées qu’elle suscite ou qu’elle réveille, il peut se laisser entraîner de la meilleure foi du monde aux jugemens les plus iniques. Je connais trop bien les dangers d’une telle méthode pour m’aventurer sur les pas de Diderot. Sûr de me tromper aussi souvent que lui, je ne pourrais pas invoquer la même excuse. Docile aux conseils de la prudence, j’aime mieux suivre une route plus modeste et juger le tableau que je vois, au lieu de prêter à la toile des pensées que le peintre n’a jamais conçues.

Il est facile de saisir dans le Radeau de la Méduse un double caractère : le caractère pathétique et le caractère académique. Si Géricault eut vécu plus long-temps, il est probable qu’il se fût délivré complètement des habitudes contractées dans l’atelier de. Guérin, on peut même regarder cette conjecture comme certaine ; mais ce serait mal comprendre la composition dont je parle, que de n’y pas reconnaître la trace profonde des leçons recueillies par l’auteur dans sa jeunesse. Toutefois, bien que la plupart des figures étudiées individuellement